À l’heure où les collectionneurs privilégient l’art figuratif à tendance surréaliste et au moment où les artistes femmes font l’objet de toutes les attentions, l’œuvre de Leonor Fini est redécouverte dans toute son originalité et sa puissance.
Autodidacte, Leonor Fini a ouvert sa propre voie en travaillant sans relâche. Elle a aussi fréquenté les plus grands penseurs et artistes du XXe siècle, dont Jean Cocteau, Man Ray, Leonora Carrington, Salvador Dalí, Joseph Cornell, Dora Maar, Albert Camus, Jean Genet, Federico Fellini, Georges Bataille et Paul Éluard. Elle a abordé la peinture à travers une alchimie entre science, magie, rêve et légende qui sous-tendent l’atmosphère mystérieuse de ses peintures.
Née à Buenos Aires en 1907, Leonor FINI est élevée par une mère célibataire à Trieste, en Italie. Talent précoce, elle expose ses toiles dans sa ville natale à l’âge de dix-sept ans, puis gagne Paris en 1931 avec un prince italien qu’elle quitte aussitôt après avoir côtoyé le cercle surréaliste d’André Breton. Elle partageait avec les surréalistes une croyance en la véracité et la logique des rêves, mais elle a refusé de s’associer formellement au mouvement “parce qu’il y avait des lois, des contraintes que je n’aurai pas supporté” disait-elle. Si ses œuvres convoquent bien le style surréaliste, elle en a désavoué les carcans pour conserver la plus grande indépendance possible dans sa vie professionnelle comme dans sa vie personnelle. Son œuvre n’en est pas moins assimilée à la production surréaliste depuis 1936, année où son travail est inclus dans l’exposition “Art fantastique, Dada et surréalisme” au Museum of Modern Art de New York.
Ses toiles sont faites de vertige. Des abîmes qui, au premier abord, semblent mauvais, pleins de dissolutions cadavériques. Et pourtant, le sourire aux lèvres (…) Leonor invite ceux qu’elle trouve dignes de son univers personnel à y déambuler. Max Ernst
Leonor Fini, Autoportrait au scorpion
Des peintures revenues au goût du jour
Leonor Fini est bien connue en France et en Italie, où elle a vécu. Mais elle a aussi fait l’objet de rétrospectives en Belgique, en Allemagne, en Suède, au Japon et a exposé de son vivant à New York. Récemment, elle était représentée dans Le Lait des rêves, une exposition axée sur les femmes surréalistes organisée dans le cadre de la 59e Biennale de Venise, et dans Surréalisme et magie : modernité enchantée, autre exposition vénitienne proposée l’année dernière à la fondation Peggy Guggenheim. Au début de cette année, la galerie new-yorkaise Kasmin lui a consacré une exposition personnelle remarquable en lien avec la Galerie Minsky à Paris et la Succession Leonor Fini. Sous le titre Metamorphosis, ce dernier événement a couvert sept décennies de son parcours.
Les collectionneurs, les américains comme les autres, redécouvrent donc Leonor Fini à un moment où le marché est très demandeur pour le style surréaliste, qu’il s’agisse d’œuvres historiques (Magritte, Max Ernst…) ou de la nouvelle génération d’artistes, tant l’atmosphère énigmatique des toiles d’Anna WEYANT (née en 1995) et les jeux de masques d’Ewa JUSZKIEWICZ (née en 1984), pour ne citer qu’elles, comptent aujourd’hui parmi les oeuvres contemporaines les plus appréciées, si bien que leur prix dépassent le million de dollars aux enchères.
Leonor Fini rassemble donc les points forts de ce que recherchent les collectionneurs et les institutions actuellement, tant à travers sa personnalité que dans ce que transmet sa peinture. Elle incarne d’abord la femme indépendante à l’heure où les acteurs du monde culturel et du marché de l’art revalorisent les artistes femmes. Son œuvre traverse par ailleurs des sujets plus actuels que jamais, tels que le féminisme et la fluidité des genres. Fini ne supportait pas le contrôle, notamment patriarcal, que l’on pouvait exercer sur elle, d’où le rejet d’un mentor comme André Breton. Elle réfute aussi l’image d’une féminité idéalisée, arguant que “tous les gens qui semblent trop masculin ou trop féminin sont limités” et que “si les gens étaient libres, ils seraient tous androgynes”.
D’un point de vue esthétique, sa peinture n’a pas pris une ride et semble avoir été réalisée à notre époque alors qu’elle remonte désormais à une centaine d’années. Universelle dans son approche des mystères de l’inconscient et des pulsions humaines, elle déploie une sensibilité et un imaginaire auxquels les collectionneurs d’aujourd’hui sont particulièrement sensibles et friands.
Evolution de l’indice des prix de Leonor Fini aux enchères. Copyright Artprice.com
Réhabilitation et succès aux enchères
L’œuvre de Leonor Fini revient sur le devant de la scène après avoir été mise de côté pendant de nombreuses années car vers la fin du 20e siècle, Fini est tombée en disgrâce face à des artistes plus jeunes, plus branchés, travaillant le pop art, l’expressionnisme abstrait ou le minimalisme. Elle a aussi été négligée par rapport à des artistes notables comme Frida Kahlo et Leonora Carrington. Mais son marché redevient porteur depuis peu. En 2021, une très belle toile dépassait pour la toute première fois le seuil symbolique du million aux enchères : un Autoportrait au scorpion de 1938 vendu 2,3m$ chez Sotheby’s à New York, soit trois fois l’estimation haute attendue. Un an plus tôt, une toile avait frôlé le million avec 980 000 $, contre une estimation de 400 000 $ à 600 000 $ pour La terrasse, œuvre datée elle-aussi de 1938. Le sursaut du marché est donc tout récent et palpable.
Un tableau est quelque chose comme un spectacle, une pièce de théâtre dans laquelle chaque personnage vit son rôle. Leonor Fini
Leonor Fini, La Terrasse
Par ailleurs, elle intéresse aussi les nouveaux jeunes collectionneurs qui, recherchant des œuvres à des prix accessibles, se positionnent sur les dessins plutôt que sur les peintures. Fini en a réalisé beaucoup, notamment pour les scénographies et les costumes de ballet, de pièces de théâtre et de films. L’artiste a notamment créé des décors pour l’Opéra de Paris, pour Maria Callas à La Scala de Milan et pour plus de soixante-dix productions parisiennes entre 1946 et 1969, dont Les Bonnes et Le Balcon de Jean Genet. Elle a également conçu et créé des costumes pour des films tels que Roméo et Juliette de Renato Castellani (1954) et 8 ½ de Federico Fellini (1963). Les dessins illustrant ses recherches pour la scène et pour le cinéma rassemblent le puissant motif métaphorique du masque et témoignent, à travers l’invention de vêtements, des relations de l’artiste avec les créateurs de mode de son temps, dont Christian Dior et Elsa Schiaparelli. Ils sont donc capitaux dans le parcours artistique de Fini, tout en étant souvent accessibles pour moins de 3 000$, soit au prix d’un jeune artiste contemporain.
Evolution du produit des ventes de Leonor Fini aux enchères. Copyright Artprice.com