Yinka Shonibare, l’hybride postcolonial

09/07/2024 Par La rédaction
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Yinka Shonibare revisite les classiques de l’histoire de l’art occidentale en les “africanisant”, mêlant parodie et satire, histoire et devoir de mémoire. Sa présence redouble d’actualité entre Venise et Londres.

 

D’emblée, les sculptures d’hommes et de femmes décapités par Yinka SHONIBARE s’embrasent dans un tourbillon de couleurs vibrantes, évoluant au sein de décors baignés d’un humour piquant. Mais au-delà de leur esthétique captivante, ces œuvres révèlent une profonde exploration de l’identité individuelle et collective. L’artiste convoque les ombres du colonialisme et leurs séquelles, interroge les relations culturelles des pays africains post-coloniaux, et met en lumière l’influence puissante de l’Afrique sur ses anciens oppresseurs.

L’authenticité d’une culture à travers le prisme de Yinka Shonibare

Né en 1962 dans le confort de Londres, au sein d’une famille aisée où son père exerce en tant qu’avocat, Yinka Shonibare retourne au Nigeria avec sa famille à l’âge de trois ans. À Lagos, la bouillonnante capitale nigériane, il grandit, tout en conservant un lien étroit avec l’Angleterre où il passe ses étés. À 16 ans, il s’installe définitivement en Grande-Bretagne pour y obtenir son baccalauréat et poursuivre des études d’art au prestigieux Byam Shaw College of Art, aujourd’hui connu sous le nom de Central Saint Martins College of Art and Design. À l’âge de 17 ans, une myélite transverse, un syndrome neurologique, le frappe, le laissant handicapé à vie. Malgré les contraintes d’un fauteuil roulant, il intègre son handicap physique comme une composante essentielle de son identité.

 

La réflexion d’un de ses professeurs, lui demandant pourquoi il ne créait pas “d’art africain authentique”, oriente Shonibare. Imprégné du yoruba de son foyer tout en maîtrisant parfaitement l’anglais, ayant vécu à la fois en Angleterre et dans les zones urbaines du Nigeria, l’artiste se trouve confronté à une interrogation profonde sur la notion d’authenticité. Cette quête s’étend bien au-delà, interrogeant l’essence et les rouages de l’identité multiculturelle.

 

C’est alors qu’il commence à utiliser des textiles d’imprimés wax pour confectionner des costumes de style victorien pour ses sculptures. Bien que ces imprimés wax soient devenus des symboles culturels majeurs en Afrique, leur origine n’est pas africaine. Ils trouvent leurs racines dans le batik javanais d’Indonésie, massivement produit par les Anglais et les Hollandais au 19e siècle lors de la révolution industrielle textile. Ce tissu à motifs aux couleurs vives a été adopté avec enthousiasme en Afrique de l’Ouest, de sorte que ce textile indonésien inauthentique initialement produit en Europe est devenu un symbole “authentique “ de la culture panafricaine au fil du temps.

 

En employant des tissus wax qu’il métamorphose en costumes aristocratiques, puis en retranchant la tête de ses personnages en référence à la Révolution française et la décapitation de l’aristocratie, l’artiste interroge la fabrication des cultures et les rapports de pouvoir du colonialisme.

Les moments marquants d’une carrière d’”aristocratique”

Diplômé parmi les étoiles montantes des Young British Artists, Shonibare voit son travail propulsé sur la scène internationale avec son inclusion dans l’exposition emblématique “Sensation” en 1997. Organisée par Charles Saatchi, cette exposition débute à la Royal Academy de Londres avant de voyager à la National Gallery de Berlin et au Brooklyn Museum de New York. Déjà soutenu par la galerie Stephen Friedman, l’artiste attire l’attention d’Okwui Enwezor, qui lui confie la réalisation de l’une de ses installations les plus marquantes, “Gallantry and Criminal Conversation”, pour la Documenta 11 en 2002. Trois figures de cette œuvre prestigieuse ont d’ailleurs été mises aux enchères en 2013, trouvant acquéreur pour 99 750$ chez Christie’s New York.

 

En 2004, sa renommée continue de croître lorsqu’il est nominé pour le prestigieux Turner Prize. Cette même année, il est honoré du MBE (Member of the British Empire). Cet honneur lui permet d’enrichir son identité professionnelle du titre “MBE”. Aujourd’hui, il est élevé au rang de “CBE” (Commander of the Order of the British Empire), témoignant de la reconnaissance durable de son talent et de son influence dans le monde de l’art contemporain.

 

Dans son installation “Victorian Philanthropists Parlour” (1996-1997), dévoilée lors de l’exposition “Les Magiciens de la Terre, Africa Remix” en 2005 au Centre Pompidou, Shonibare métamorphose magistralement des intérieurs victoriens traditionnels avec des tissus africains vibrants. Cette année-là, il crée l’événement sur le marché des enchères, non pas avec une sculpture, mais avec un triptyque photographique audacieux qui déjoue les stéréotypes coloniaux. Dans ces images, un dandy noir, interprété par Shonibare lui-même, est entouré de blancs serviles et attentionnés (“Diary of Victorian Dandy: 11.00 hours/14.00 hours/17.00 hours“, 1998). Ce triptyque est adjugé pour 152 500$ chez Christie’s Londres en juin 2005, un prix alors rare dans le domaine de la photographie contemporaine.

 

L’impact de son discours, parodiant l’histoire et renversant les rôles, enthousiasme les collectionneurs. Toutefois, en 2022, lorsqu’une photographie de la même série (édition 1/5) est mise en vente chez Strauss & Co à Houghton (Afrique du Sud), l’enthousiasme semble avoir diminué. Elle est adjugée à 18 000$, alors que son prix équivalait à 50 000$ en 2005 suivant le coût du triptyque. Doit-on en déduire une chute drastique de la valeur de Shonibare sur le marché ces dix dernières années ? Les photographies suscitent peut-être moins d’enthousiasme que par le passé mais ses sculptures, qu’elles soient anciennes ou récentes, dépassent quant à elles régulièrement les 100 000$ aux enchères.

Répartition du produit des ventes aux enchères de Yçinka Shonibare par catégorie d’oeuvres (copyright Artprice.com)

 

La cote de Yinka Shonibare reste solide, s’affirmant au fil du temps et éclairée par des envolées ponctuelles impulsées par l’impact de son actualité. En mars 2018, une imposante “Wind Sculpture” de l’artiste est érigée à Central Park, juste après le retrait d’une statue controversée représentant James Marion Sims, un gynécologue du 19e siècle ayant pratiqué des expériences chirurgicales sur des esclaves noires, sans anesthésie. Alors que les médias soulignent la portée symbolique de l’œuvre de Shonibare face à celle de Sims, une autre création de l’artiste, “Girl Balancing Knowledge“, est alors mise aux enchères chez Christie’s Londres. Elle dépasse toutes les attentes, s’envolant à près de 330 000$, établissant ainsi un nouveau record pour l’artiste sur le marché de l’art public.

 

Cette année, les pièces emblématiques de Shonibare ne sont pas proposées sur le marché des enchères. Son actualité se déploie ailleurs : au pavillon du Nigeria de la Biennale de Venise, dans l’exposition principale “Foreigners Everywhere” organisée à l’Arsenale, et à la Serpentine South à Londres. Pour sa première exposition institutionnelle personnelle en plus de 20 ans, il présente à la Serpentine des sculptures où cohabitent la reine Victoria, Winston Churchill et Herbert Kitchener, tous revêtus du célèbre motif trans-culturel adopté par l’artiste. Un appel vibrant à la préservation de l’histoire et de la mémoire collective.

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Communiqué d'Artprice