Le juge de l'impôt vient de rendre une décision concernant la qualification des produits de cession d'immobilisations pour l'appréciation des seuils prévus à l'article 151 septies du CGI. En l'espèce, tout en reconnaissant la nature ordinaire des produits de cession de matériels agricoles régulièrement renouvelés, la Cour fait prévaloir la garantie offerte par l'article L. 80 A du LPF, permettant aux contribuables de se prévaloir d'une doctrine administrative plus favorable, même lorsque celle-ci s'écarte de l'interprétation correcte de la loi.
Le litige concerne principalement l'application de l'article 151 septies du CGI, qui prévoit un régime d'exonération des plus-values professionnelles réalisées par les petites entreprises.
L'article 151 septies du CGI dispose notamment que les plus-values de cession réalisées dans le cadre d'une activité commerciale, industrielle, artisanale, libérale ou agricole sont exonérées d'impôt lorsque l'activité a été exercée pendant au moins cinq ans et que les recettes annuelles n'excèdent pas certains seuils. Pour les entreprises exerçant une activité agricole, ce seuil est fixé à 250 000 €.
Les seuils et plafonds d'application de cette exonération ont été relevés par l'article 70 de la LF2025 lorsque la cession (d'entreprise individuelle, branche complète d'activité ou intégralité des droits/parts détenus) est réalisée au profit d'un jeune agriculteur aidé ou d'une société/groupement composé de tels jeunes agriculteurs.
L'exonération est alors totale jusqu'à 450 000€ de recettes (au lieu de 250 000€) et dégressive entre 450 000€ et 550 000€ (au lieu de 250 000€ à 350 000€ en régime normal), avec un calcul spécifique pour l'exonération partielle.
L'article 151 septies-III étend spécifiquement ce régime d'exonération aux plus-values réalisées à l'occasion de la cession de matériels agricoles par des entreprises de travaux agricoles, dans les mêmes conditions que celles applicables aux entreprises agricoles.
Un point du litige concerne la définition des "recettes annuelles" à prendre en compte pour apprécier le seuil d'exonération. À cet égard, le juge rappelle que, selon l'article 512-2 du PCG, le chiffre d'affaires est défini comme :
le montant des affaires réalisées par l'entité avec les tiers dans le cadre de son activité professionnelle normale et courante.
Enfin, le paragraphe 390 de la doctrine administrative BOI-BIC-PVMV-40-10-10-20-20120912 précise que
pour l'appréciation des seuils de recettes prévus à l'article 151 septies du CGI, il est fait abstraction (...) des recettes exceptionnelles, notamment celles provenant de la cession d'éléments de l'actif immobilisé.
Rappel des faits :
La SARL PRO, détenue à 51% par M. AE. et à 49% par Mme AE, exerce une activité de travaux agricoles et n'a pas opté pour le régime fiscal des sociétés de capitaux. Elle est donc soumise au régime fiscal des sociétés de personnes, impliquant l'imposition des bénéfices entre les mains des associés, conformément à l'article 8 du CGI.
La société a fait l'objet d'une vérification de comptabilité du 11 décembre 2018 au 21 janvier 2019, portant sur la période du 1er novembre 2014 au 31 octobre 2017. Au cours de cette période, la société a procédé à des cessions de matériels agricoles pour des montants significatifs : 420 000 € en 2015, 150 000 € en 2016 et 35 000 € en 2017. Ces cessions ont généré des plus-values, comptabilisées comme produits exceptionnels dans les livres de la société.
À l'issue du contrôle, l'administration fiscale a considéré que ces cessions de matériel agricole, loin d'être exceptionnelles, constituaient une activité régulière de l'entreprise. En conséquence, elle a réintégré le produit de ces ventes dans les recettes annuelles à prendre en compte pour l'application du seuil d'exonération prévu à l'article 151 septies du CGI. Ce faisant, les recettes dépassant le seuil de 250 000€, l'administration a refusé l'application du régime d'exonération.
Après rejet de leur réclamation contentieuse le 29 juillet 2020, les époux AE ont saisi le TA de Paris, qui a rejeté leur demande par un jugement du 24 octobre 2023. C'est de ce jugement qu'ils ont fait appel devant la CAA de Paris.
Les époux AE avancent plusieurs arguments pour contester les impositions :
- Sur le terrain de la loi , ils soutiennent que les plus-values réalisées sur les cessions de matériel agricole doivent bénéficier de l'exonération prévue par l'article 151 septies du CGI, car les recettes annuelles de la société, hors produits exceptionnels, demeurent en dessous du seuil de 250 000 €.
- Sur le terrain de la doctrine administrative, ils invoquent le bénéfice du paragraphe 390 précité de la doctrine BOFIP, qui exclut expressément les recettes exceptionnelles, notamment celles provenant de la cession d'éléments de l'actif immobilisé, pour l'appréciation des seuils de recettes.
De son côté, l'administration fiscale soutient que les cessions de matériel agricole réalisées par la société PRO ne peuvent être considérées comme exceptionnelles, mais relèvent de l'activité économique courante de l'entreprise.
La CAA de Paris a rendu un arrêt nuancé mais favorable au contribuable, distinguant l'analyse sur le terrain de la loi fiscale et celle sur le terrain de la doctrine administrative.
Sur le terrain de la loi fiscale
La Cour considère que les cessions de matériel agricole réalisées par la société PRO ne peuvent être qualifiées d'exceptionnelles et doivent être intégrées dans les recettes annuelles à prendre en compte pour l'application du seuil d'exonération prévu à l'article 151 septies du CGI. Pour parvenir à cette conclusion, elle relève que :
- La société renouvelle régulièrement son matériel agricole, non pas parce qu'il est devenu inexploitable ou obsolète, mais pour maintenir un parc en parfait état et sous garantie.
- Les opérations de cession, de l'ordre de plusieurs dizaines entre 2007 et 2017, ont été prévisibles, régulières et systématiques, et ont permis à la société de réaliser des gains.
- Ces cessions s'inscrivent dans le cycle normal de renouvellement des immobilisations destinées à l'activité normale et courante de la société, dont elles ne peuvent être dissociées, faisant partie de son modèle économique.
- La circonstance que les produits d'exploitation ne couvrent pas l'ensemble des charges d'exploitation, les résultats comptables étant positifs grâce aux cessions d'immobilisation, est sans incidence.
Sur le terrain de la doctrine administrative
Malgré cette analyse sur le terrain de la loi fiscale, la Cour donne raison aux contribuables en se fondant sur la garantie prévue à l'article L. 80 A du LPF. Elle considère que le paragraphe 390 de la doctrine BOI-BIC-PVMV-40-10-10-20-20120912, qui exclut expressément les recettes exceptionnelles, notamment celles provenant de la cession d'éléments de l'actif immobilisé, pour l'appréciation des seuils de recettes, constitue une interprétation contraire à la loi fiscale, mais néanmoins opposable à l'administration.
Le paragraphe 390 de la doctrine BOI-BIC-PVMV-40-10-10-20-20120912, publiée le 12 septembre 2012, dispose que : " Pour l'appréciation des seuils de recettes prévus à l'article 151 septies du CGI, il est fait abstraction (...) des recettes professionnelles, notamment celles provenant de la cession d'éléments de l'actif immobilisé ". Eu égard aux termes clairs de ces énonciations, qui contiennent une interprétation contraire de la loi fiscale, et sont opposables à l'administration aux dates auxquelles les requérants ont déposé leurs déclarations de revenu aux fins d'imposition, les requérants sont fondés à soutenir que les recettes qu'ils ont obtenues, au cours des années en litige, de la cession d'éléments d'actif doivent être exclues des recettes à prendre en compte pour déterminer si les plus-values tirées de ces cessions peuvent bénéficier de l'exonération prévue au III de l'article 151 septies du code général des impôts. Il résulte de l'instruction que, après prise en compte des recettes obtenues des cessions d'éléments d'actif en litige, les recettes annuelles de la société PRO étaient inférieures au seuil de 250 000 euros prévu au a. du 1° du II de l'article 151 septies précité
La Cour constate que, si l'on exclut les recettes tirées des cessions d'éléments d'actif, les recettes annuelles de la société PRO étaient effectivement inférieures au seuil de 250 000 euros. Par conséquent, les plus-values réalisées pouvaient bénéficier de l'exonération prévue à l'article 151 septies du CGI.
TL;DR
La Cour a déchargé des contribuables des rappels d'impôts sur le revenu et de prélèvements sociaux liés à des plus-values de cession de matériels agricoles. L'affaire concerne une SARL de travaux agricoles qui renouvelait régulièrement son matériel (pour 420 000 € en 2015, 150 000 € en 2016, 35 000 € en 2017).
Double analyse du juge:
- Sur le terrain du droit : Ces cessions sont des opérations ordinaires (régulières, prévisibles, partie du modèle économique) et non exceptionnelles. Les recettes devraient donc être comptées dans le seuil de 250 000 € de l'article 151 septies du CGI, rendant les plus-values imposables.
- Sur le terrain de la doctrine : Le BOI-BIC-PVMV-40-10-10-20 (§390) exclut explicitement "les recettes exceptionnelles, notamment celles provenant de la cession d'éléments de l'actif immobilisé" pour calculer ce seuil.
Bien que cette doctrine soit contraire à l'interprétation correcte de la loi, elle est opposable à l'administration (art. L. 80 A du LPF). Les contribuables obtiennent donc gain de cause.
À noter: L'administration pourrait modifier sa doctrine à l'avenir pour éviter que des cessions régulières d'immobilisations ne bénéficient de cette exonération.