Dans un récent entretien télévisé.[1], le ministre en charge du budget a enfin reconnu la possibilité au fisc d’utiliser les « données publiques » des réseaux sociaux pour alimenter tous les contrôles de l’administration. Suscitant l’indignation de milliers de contribuables, cette ambition soulève une nouvelle fois la question de la légitimité d’une telle pratique, tant d’un point de vue éthique que juridique.
Défaut de base légale à l’annonce du ministre
Après avoir poursuivi les GAFA des années durant, et tenté en vain de redresser leur impôt, voilà que l’administration, qui n’est plus à une contradiction près, collabore avec ces mêmes GAFA pour diligenter ses contrôles.
Invité dans l’émission Capitaldiffusée dimanche dernier sur M6, le ministre en charge du budget, Gérald Darmanin, a en effet expliqué qu’une « expérimentation » allait être mise en place pour permettre à la lutte contre la fraude menée par l’administration d’utiliser les « données publiques issues des réseaux sociaux », et d’ajouter que ce dispositif serait prévu dans la loi anti-fraude de 2018.[2]entrant en vigueur dès janvier 2019.
Pourtant, ce texte ne prévoit à aucun endroit pareille « expérimentation », laissant ainsi comprendre que cette annonce serait dépourvue, pour l’instant, de toute base légale. Elle fera donc, selon toute probabilité, l’objet d’un décret ou d’un arrêté ministériel, c’est-à-dire dans la précipitation et au mépris d’une approbation du Parlement symbole de la représentation nationale.
L’utilisation des données imprécises des réseaux sociaux
Dans la pratique, quelle applicabilité donner à l’annonce du ministre ? Pour répondre, il convient de rappeler que le droit fiscal français considère qu’une personne est résidente en France si elle y séjourne au moins 183 jours par an.
Si l’on suit le raisonnement du ministre, son objectif serait donc par exemple de déterminer, via les réseaux sociaux, si d’anciens ressortissants français exilés ne passeraient pas en réalité plus de la moitié de leur temps en France, et ainsi requalifier leur résidence fiscale étrangère pour les imposer sur le territoire.
Pour autant, rappelons le peu defiabilité à accorder aux données publiées sur les réseaux sociaux.
-
En premier lieu, les images publiées en ligne ne sont pas forcément datées ; c’est le cas par exemple des photos publiées sur Instagram.Dans la pratique, un résident belge peut ainsi très bien publier en 2018 autant dephotos en France que de jours calendaire alors qu’il a pris des centaines de photos à l’occasion d’un voyage de seulement quelques jours en France. Si l’on s’en tient au raisonnement du ministre, en s’appuyant comme il le dit sur le réseau social du contribuable, ce dernier serait reconsidéré à tort résident fiscal français, alors que la majorité des jours effectivement passés seraient sur un territoire étranger.
-
En deuxième lieu, et surtout, rappelons que les données publiées sur les réseaux sociaux ne sont que le reflet d’un désir aussi humain que contemporain de « paraître ». Par définition, les photos prises traduisent un story telling dans lequel les objets mis en avant ne sont pas nécessairement propriétés de l’intéressé. Traquer ainsi tout signe extérieur de richesse comme l’annonce le ministre peut donc s’avérer vain. Un récent dossier a pu illustrer cet état de fait. Il était reproché par exemple entre autres au client d’avoir été au volant d’une voiture de sport témoignant, en apparence, d’un train de vie faramineux, alors qu’en réalité il conduisait le véhicule à la demie-heure en contrepartie de quelques dizaines d’euros payées à une société de location sur un grand axe parisien.
Un dispositif imprécis, et donc dangereux
En outre, rappelons que le propos du ministre d’utiliser les « données publiques » des réseaux sociauxpourrait également signifier,de façon plus insidieuse, une réquisition à l’hébergeur des données dites « derrière la photo », c’est-à-dire celles contenant notamment desinformations confidentielles comme la géolocalisation.
L’administration se servirait ainsi d’un paravent d’informations publiques pour se saisir d’informations relevant de la vie privée.
L’opacité de l’Administration fiscale
Cette ambition du ministre ne vient donc que confirmer l’opacité, déjà dénoncée, de l’administration fiscale à communiquer dans le respect du contradictoire ses algorithmes et l’usage qu’elle fait du big datapour diligenter ses contrôles.
Il convient en effet de rappeler que depuis un décret du 21 février 2014.[3], l’administration dispose d’un traitement automatisé de lutte contre la fraude, dit CFVR ou Ciblage de la Fraude et Valorisation des Requêtes; mais encore que ce décret concernait initialement les entreprises et les professionnels mais qu’il a été étendu aux particuliers par arrêté du 28 août 2017.footnote[Arrêté du 28 août 2017 modifiant l’arrêté du 21 février 2014 portant création par la direction générale des finances publiques d’un traitement automatisé de lutte contre la fraude dénommé « ciblage de la fraude et valorisation des requêtes »].
Ce dispositif permet à l’administration de croiser de multiples bases de données afin de modéliser les comportements frauduleux et mener des actions de poursuite d’infractions fiscales. Autrement dit, ce big datapermet au fisc d’établir un « profil type » de fraudeur et contrôler tous les particuliers et les entreprises dont le profil se rapprocherait de celui-ci, et ce sans communiquer, au mépris du contradictoire, la façon dont ces algorithmes sont modélisés.
En ajoutant donc ces nouvelles « données publiques » issues des réseaux sociaux, à la manne d’informations déjà à disposition de l’administration, le ministre en charge du budget ne vient donc qu’aggraver l’inquiétude quant à l’usage liberticide des données personnelles.
La CNIL a d’ailleurs déjà mis en garde le gouvernement en ces termes : « Si la lutte contre la fraude fiscale est un objectif à valeur constitutionnelle, la commission estime toutefois, au regard du nombre de personnes concernées et des techniques mises en œuvre, que des garanties appropriées doivent être prévues. A ce titre, le caractère expérimental de cette extension constitue une première garantie, dans la mesure où cela permettra au ministère de déterminer l’opportunité d’un tel dispositif ou les éventuelles améliorations à y apporter. La commission rappelle néanmoins qu’un rapport circonstancié devra être établi et lui être communiqué ».[4].