Nouvelle illustration jurisprudentielle de l'application de la théorie de l'acte anormal de gestion en matière de cession de titres entre sociétés d'un même groupe fiscal intégré qui nous rappelle les conséquences fiscales qui en découlent, notamment en termes de retraitements pour la détermination du résultat d'ensemble.
Les dispositions combinées des articles 38 et 209 du CGI prévoient que le bénéfice imposable à l'impôt sur les sociétés est celui qui provient des opérations de toute nature faites par l'entreprise, à l'exception de celles qui, en raison de leur objet ou de leurs modalités, sont étrangères à une gestion normale. Constitue un acte anormal de gestion l'acte par lequel une entreprise décide de s'appauvrir à des fins étrangères à son intérêt.
Plus précisément l'acte anormal de gestion comme exception au principe de non-immixtion de l'administration dans la gestion des entreprises suppose de réunir un certain nombre de conditions définies par la jurisprudence :
- un acte doit être en cause qu'il soit relatif au matériel, au personnel, aux autres facteurs de production de l'entreprise, à sa gestion commerciale ; à sa gestion financière, à sa gestion comptable... ;
- l'acte a fondamentalement pour effet d'impacter l'assiette fiscale, soit par majoration des charges déductibles, soit par minoration des produits imposables ;
- l'acte doit être anormal, appréciation encadrée par le juge en fonction d'une série de critères s'appuyant sur la licéité de l'acte, mais sous des conditions strictes, etc.
Rappel des faits :
La SAS N est une société holding mère d'un groupe fiscal intégré, dont est membre la SAS NM, spécialisée dans la vente de produits alimentaires en lien avec la santé, principalement à destination des professionnels.
À la suite d'une vérification de comptabilité de la SAS Nutrisens Medical portant sur les exercices clos en 2013, 2014 et 2015, l'administration fiscale a procédé à deux séries de redressements :
- Elle a estimé que la SAS NM avait cédé le 24 juin 2013 à sa société mère l'intégralité des titres de la SAS P à un prix significativement inférieur à leur valeur vénale, ce qui constituait un acte anormal de gestion. Elle a donc réintégré dans le résultat de NM la différence entre la valeur vénale des titres et leur prix de cession, considérée comme une subvention indirecte accordée à la société mère.
- Elle a également procédé à des rappels de CIR au titre des exercices clos en 2013, 2014 et 2015, en excluant notamment de l'assiette du CIR les commissions versées à un salarié, M. A, exerçant les fonctions de diététicien conseil et animateur commercial.
- La mise en recouvrement des droits supplémentaires et des pénalités a été effectuée auprès de la SAS N, en sa qualité de société mère du groupe intégré. Une amende de 5% fondée sur l'article 1763 du CGI a également été appliquée.
La SAS N a contesté ces rehaussements devant le tribunal administratif de Lyon qui, par jugement du 22 novembre 2022, a rejeté sa demande. Elle a alors fait appel devant la Cour administrative d'appel de Lyon.
La SAS N soulevait plusieurs moyens à l'appui de son recours et notamment :
- Concernant l'évaluation des titres de la SAS P, elle conteste la méthode retenue par l'administration, soutenant qu'elle ne tient pas compte du contexte propre à cette société, notamment de sa dépendance commerciale vis-à-vis de NM et de l'absence d'un véritable fonds commercial. Elle considère l'évaluation irréaliste, la valeur retenue étant supérieure de 65% à la valeur d'acquisition des titres six ans plus tôt.
- Concernant l'intention libérale, elle affirme que la présomption doit être considérée comme renversée, eu égard à l'absence de volonté de minorer le prix de cession et à l'absence d'intérêt financier, juridique ou fiscal. Elle fait valoir que l'abandon par l'administration de la pénalité pour manquement délibéré démontre l'absence d'intention libérale.
- Concernant les conséquences fiscales, elle soutient que la subvention indirecte réintégrée dans le résultat de NM aurait dû être qualifiée de plus-value à long terme, neutralisée au niveau du résultat d'ensemble du groupe.
La Cour a confirmé le jugement du tribunal administratif et rejeté la requête de la SAS Nutrisens.
Concernant l'évaluation des titres et l'acte anormal de gestion
La Cour rappelle d'abord le cadre juridique de l'acte anormal de gestion : constitue un acte anormal de gestion l'acte par lequel une entreprise décide de s'appauvrir à des fins étrangères à son intérêt. S'agissant de la cession d'un élément d'actif immobilisé, lorsque l'administration soutient que la cession a été réalisée à un prix significativement inférieur à la valeur vénale et que le contribuable n'apporte aucun élément de nature à remettre en cause cette évaluation, l'administration doit être regardée comme apportant la preuve du caractère anormal de l'acte si le contribuable ne justifie pas que l'appauvrissement qui en est résulté a été décidé dans l'intérêt de l'entreprise.
Elle précise ensuite la méthode d'évaluation des titres non cotés, qui doit se faire par référence au prix d'autres transactions comparables ou, à défaut, par l'une des méthodes destinées à déterminer la valeur de l'actif par capitalisation des bénéfices ou d'une fraction du chiffre d'affaires annuel, ou par la combinaison de plusieurs de ces méthodes.
En l'espèce, la Cour relève que :
- L'administration a bien tenu compte de la situation particulière de la SAS P en appliquant une décote de 20% sur l'évaluation résultant de la méthode retenue.
- La circonstance que la SAS P réalisait 69% de son chiffre d'affaires avec NM ne permettait pas d'écarter l'existence d'un fonds commercial, le chiffre d'affaires réalisé hors groupe s'élevant à environ 1 M€.
- L'argument selon lequel la valorisation serait irréaliste (65% de plus que la valeur d'acquisition six ans plus tôt) n'était pas convaincant, la Cour relevant qu'entre 2007 et 2013, le chiffre d'affaires de P avait doublé, son excédent brut d'exploitation avait augmenté de 167%, et un bien immobilier avait été réévalué à 510 000 €.
La Cour conclut que la cession a bien été opérée à un prix significativement inférieur à la valeur vénale des titres. Elle considère que la SAS N n'a pas démontré que la SAS NM s'était trouvée dans la nécessité de procéder à la cession à un tel prix ou qu'elle en avait tiré une contrepartie. L'administration est donc regardée comme apportant la preuve du caractère anormal de la cession.
Sur les conséquences fiscales de la minoration du prix de cession
La Cour précise le traitement fiscal de cette opération :
- La SAS NM a comptabilisé une plus-value inférieure à ce qu'elle aurait dû être, du fait de la cession à un prix minoré.
- Elle doit donc être regardée comme ayant déduit de son résultat imposable une subvention indirecte qui n'était pas déductible.
- Il convient de réintégrer dans son résultat le montant de cette subvention.
- Pour la détermination du résultat d'ensemble du groupe, il y a lieu d'exclure :
- D'une part, en application de l'article 223 B du CGI, le montant de l'avantage dont la SAS N a bénéficié
- D'autre part, en application de l'article 223 F du CGI, le montant de la plus-value réalisée et déclarée par NM
- Contrairement à ce que soutenait la société, la somme réintégrée ne constitue pas une plus-value à long terme.