Le juge de l'impôt vient de rendre une nouvelle décision en matière de créance de crédit d'impôt recherche (CIR) par laquelle il reconnaît implicitement que la cession Dailly, bien que transférant la propriété de la créance, ne prive pas le cédant de tout intérêt à agir, notamment en raison de sa qualité de garant solidaire du paiement.
La cession Dailly est un mécanisme de cession de créances professionnelles régi par les articles L.313-23 à L.313-35 du Code monétaire et financier. Techniquement, il s'agit d'une cession de créances simplifiée qui se distingue de la cession de droit commun prévue par les articles 1321 et suivants du Code civil.
La technique juridique de la cession Dailly repose sur trois éléments fondamentaux :
- Premièrement, le champ d'application est strictement encadré. Le cédant doit être une personne morale de droit privé ou public, ou une personne physique agissant dans le cadre de son activité professionnelle. Le cessionnaire doit être un établissement de crédit ou un fonds de titrisation. Les créances cédées doivent avoir un caractère professionnel, ce qui inclut notamment les créances fiscales comme le CIR, sous réserve d'une autorisation législative expresse (article 199 ter B du CGI pour le CIR).
- Deuxièmement, le formalisme est allégé par rapport au droit commun. La cession s'opère par la seule remise d'un bordereau comportant des mentions obligatoires listées à l'article L.313-23 du CMF : désignation "acte de cession de créances professionnelles", mention que l'acte est soumis aux dispositions L.313-23 et suivants, nom de l'établissement bénéficiaire, désignation des créances cédées (débiteur, montant, échéance), et signature du cédant. Le transfert de propriété est immédiat dès la date apposée sur le bordereau, sans nécessité de notification au débiteur.
- Troisièmement, les effets juridiques sont renforcés. La cession emporte transfert de propriété immédiat (article L.313-24 CMF), même si elle est faite à titre de garantie. Le cédant devient garant solidaire du paiement, sauf convention contraire. La notification au débiteur cédé (article L.313-28 CMF) interdit tout paiement entre les mains du cédant. L'acceptation par le débiteur (article L.313-29 CMF) rend la créance incontestable, le débiteur renonçant à opposer au cessionnaire les exceptions fondées sur ses rapports avec le cédant.
S'agissant spécifiquement des créances fiscales comme le CIR, la cession Dailly présente des particularités techniques :
- La créance doit être certaine dans son principe, même si son montant n'est pas encore définitivement fixé
- La cession doit être notifiée au comptable public assignataire
- Le transfert de propriété n'empêche pas l'administration de vérifier le bien-fondé de la créance
- Les contestations relèvent de la juridiction administrative selon les règles du contentieux fiscal
Rappel des faits :
La société RAGT Semences, société mère d'un groupe fiscalement intégré auquel appartient la société RAGT 2N, a déclaré les 14 octobre 2015 et 30 septembre 2016 des crédits d'impôt recherche à raison de dépenses exposées par cette filiale au titre des exercices clos en 2014 et 2015.
Par conventions conclues les 2 juin 2016 et 27 janvier 2017, notifiées à l'administration fiscale, elle a cédé à la société Natixis, sous le régime prévu par l'article L. 313-23 du code monétaire et financier, les créances de crédit d'impôt qu'elle estimait détenir à ce titre sur le Trésor.
La société Natixis a présenté, les 2 janvier 2019 et 2 janvier 2020, des réclamations tendant au remboursement de ces créances auxquelles l'administration n'a, pour chacun des deux exercices en litige, fait que partiellement droit.
Saisi par la société RAGT Semences, le tribunal administratif de Toulouse a rejeté, par deux jugements du 19 octobre 2021, sa demande tendant au remboursement du reliquat des créances en cause. Elle se pourvoit en cassation contre les arrêts du 28 septembre 2023 par lesquels la cour administrative d'appel de Toulouse a rejeté ses appels formés contre ces jugements. La Cour a estimé que RAGT Semences ne pouvait pas se prévaloir des réclamations de Natixis pour établir la recevabilité de ses demandes. Elles ont rejeté l'idée que les actions de l'établissement de crédit pouvaient être étendues au bénéfice de la société cédante lors de l'introduction d'une instance judiciaire.
Le litige portait essentiellement sur une question procédurale : la société cédante pouvait-elle se prévaloir des réclamations préalables présentées par l'établissement cessionnaire pour justifier de la recevabilité de son action devant le tribunal administratif ?
Le Conseil d'État vient de répondre par l'affirmative en posant un principe clair : en cas de cession Dailly d'une créance de CIR, tant le cessionnaire que le cédant ont qualité pour agir devant le juge de l'impôt pour obtenir le paiement de la créance.
- Cette solution s'applique indépendamment des procédures de notification ou d'acceptation de la cession par le débiteur. Plus important encore, le Conseil précise que l'entreprise cédante peut se prévaloir de la réclamation préalable présentée par l'établissement cessionnaire pour justifier la recevabilité de sa propre action contentieuse.
- Cette solution s'appuie sur une analyse combinée des dispositions fiscales (articles 244 quater B, 220 B et 199 ter B du CGI, article L. 190 du LPF) et des règles régissant la cession de créances professionnelles (articles L. 313-23 et suivants du Code monétaire et financier). Elle tient compte de la nature particulière du CIR, qui constitue une créance sur l'État cessible uniquement dans les conditions prévues par le Code monétaire et financier.
6. Lorsque la cession de créance professionnelle effectuée dans les conditions prévues aux articles L. 313-23 et suivants du code monétaire et financier intervient avant la présentation de la demande tendant au remboursement de cette créance devant un tribunal, l'établissement de crédit cessionnaire, comme le cédant, a qualité pour agir devant le juge de l'impôt afin d'obtenir le paiement de cette créance, indépendamment des procédures de notification de la cession de créance ou d'acceptation de cette cession par le débiteur. Pour justifier de la recevabilité de l'instance qu'il a directement introduite devant le tribunal administratif tendant au paiement de la créance qu'elle a cédée, l'entreprise cédante peut se prévaloir de la réclamation préalable présentée par l'établissement cessionnaire à l'administration fiscale, eu égard à l'objet de celle-ci.
7. Il ressort des énonciations des arrêts attaqués que, pour rejeter les appels de la société RAGT Semences, la cour a jugé que cette société ne pouvait se prévaloir des réclamations préalables présentées par la société Natixis, établissement de crédit cessionnaire, pour justifier de la recevabilité des instances qu'elle avait directement introduites devant le tribunal administratif afin d'obtenir que les créances cédées soient remboursées. Il résulte de ce qui a été dit au point 6 qu'en statuant ainsi, la cour a commis une erreur de droit.