Nouvelle décision concernant l'application de l'article L. 188 C du LPF, qui instaure un délai spécial de reprise en faveur de l'administration fiscale lorsque des omissions ou insuffisances d'imposition sont révélées par une instance devant les tribunaux ou par une réclamation contentieuse. Cette décision clarifie notamment la portée temporelle de ce délai spécial et les conditions dans lesquelles l'administration peut s'en prévaloir.
L'article L. 188 C du LPF, dans sa rédaction applicable au litige, dispose que :
Même si les délais de reprise sont écoulés, les omissions ou insuffisances d'imposition révélées par une instance devant les tribunaux ou par une réclamation contentieuse peuvent être réparées par l'administration des impôts jusqu'à la fin de l'année suivant celle de la décision qui a clos l'instance et, au plus tard, jusqu'à la fin de la dixième année qui suit celle au titre de laquelle l'imposition est due.
Cette disposition constitue une exception au principe de prescription du droit de reprise de l'administration fiscale, qui est normalement de trois ans en matière d'impôt sur le revenu (Conforméménent à l'article L169 du LPF).
Elle permet à l'administration de procéder à des rectifications alors même que le délai normal de reprise est expiré, dès lors que les omissions ou insuffisances d'imposition ont été "révélées" par une instance judiciaire ou une réclamation contentieuse.
La version révisée par la LFR2015 (Art. 92) a étendu expressément ce délai aux cas où la révélation d’omissions ou insuffisances intervient « par une procédure judiciaire, par une procédure devant les juridictions administratives ou par une réclamation contentieuse », incluant ainsi des situations intervenant avant même l’ouverture d’une instance répressive. Cette modification vise explicitement à inclure les phases préalables comme l'enquête préliminaire ou l'examen des poursuites par le parquet.
Rappel des faits :
Dans cette affaire, M. A. était gérant et associé majoritaire (98% des parts) d'une SCI, gérant et unique associé d'une EURL, et PDG d'une SAS. Il a fait l'objet d'un ESFP pour les années 2010 à 2012 et d'un contrôle sur pièces portant sur les années 2004 à 2010.
À l'issue de ces contrôles, l'administration fiscale a considéré que le contribuable avait mis en place un montage abusif : la SCI avait donné à bail à l'EURL un château pour organiser des séminaires, et l'EURL avait ensuite facturé à la SAS des prestations de cette nature.
Par deux propositions de rectification des 27 octobre et 28 novembre 2014, l'administration a notifié à M. A. des rappels d'impôt sur le revenu et de contributions sociales au titre des années 2004 à 2009 et 2011, assortis de la majoration de 80% pour abus de droit.
Parallèlement, M. A. avait fait l'objet de poursuites pénales, mais uniquement pour des faits portant sur la période du 2 avril 2007 au 1er janvier 2012. Ces poursuites avaient abouti à sa condamnation pour abus de biens sociaux, travail dissimulé, blanchiment de fraude fiscale et blanchiment de travail dissimulé.
Les juridictions administratives (tribunal administratif puis cour administrative d'appel) ont rejeté les demandes de décharge du contribuable, et celui-ci s'est pourvu en cassation devant le Conseil d'État.
M.A contestait l'application du délai spécial de reprise prévu à l'article L. 188 C du LPF aux années 2004 à 2006, pour deux raisons principales :
- Les poursuites pénales ne concernaient que la période du 2 avril 2007 au 1er janvier 2012, et non les années 2004 à 2006.
- L'administration disposait déjà, selon lui, d'éléments suffisants avant l'instance pénale pour établir les insuffisances d'imposition relatives aux années 2004 à 2006, notamment à l'occasion de vérifications de comptabilité antérieures de l'EURL.
Le Conseil d'État apporte trois précisions importantes concernant l'article L. 188 C du LPF :
Concernant l'étendue du délai spécial de reprise dans le temps
Dans un considérant de principe, le Conseil d'État affirme que :
les omissions ou insuffisances d'imposition révélées par une instance devant les tribunaux, pour lesquelles l'administration bénéficie du délai spécial de reprise qu'il prévoit, ne se limitent pas, dans l'hypothèse du renvoi d'un prévenu devant le tribunal correctionnel ou de police, aux omissions et insuffisances se rapportant aux années mentionnées par la prévention, qui correspondent aux seuls faits pour lesquels l'intéressé est poursuivi, mais peuvent concerner, le cas échéant, eu égard à l'ensemble des éléments de fait mis au jour par l'instance pénale, d'autres années que celles-ci.
Cette interprétation extensive de la portée temporelle du délai spécial de reprise permet à l'administration de réparer des omissions ou insuffisances d'imposition concernant des années antérieures ou postérieures à la période visée par la prévention pénale, dès lors que l'instance pénale a mis au jour des éléments de fait relatifs à ces années.
S'agissant de la notion de "révélation" par l'instance
Le Conseil d'État précise ensuite les critères permettant d'apprécier si des omissions ou insuffisances d'imposition ont été "révélées" par une instance judiciaire au sens de l'article L. 188 C du LPF :
Pour apprécier si l'administration fiscale peut se prévaloir du délai spécial de reprise prévu par cet article, le juge doit, dès lors qu'il est saisi d'une argumentation en ce sens, rechercher si l'administration disposait, avant l'ouverture de l'instance devant les tribunaux, dans le délai normal de reprise ou même après son expiration, d'éléments suffisants pour lui permettre, par la mise en œuvre des procédures d'investigation dont elle dispose, d'établir les insuffisances ou omissions d'impositions.
Il ajoute que :
...la circonstance que les renseignements recueillis par l'administration fiscale avant le début d'une instance devant les tribunaux, au sens de l'article L. 188 C du livre des procédures fiscales, ne pouvaient suffire à fonder les rectifications correspondant aux insuffisances d'imposition qui pouvaient être présumées n'établit pas, par elle-même, que ces insuffisances doivent être nécessairement regardées comme ayant été révélées par cette instance.
Ces précisions éclairent la notion de "révélation" par l'instance : il ne suffit pas que l'administration ait eu des doutes ou des présomptions avant l'instance judiciaire ; il faut qu'elle n'ait pas disposé d'éléments suffisants pour établir les insuffisances d'imposition par ses propres moyens d'investigation.
L'appréciation des circonstances de l'espèce
Appliquant ces principes au cas d'espèce, le Conseil d'État valide l'appréciation souveraine des faits par la cour administrative d'appel, qui a jugé que :
- L'administration fiscale n'avait pu établir le caractère fictif de l'activité de séminaire de l'EURL et du bail conclu par la SCI qu'à la suite de la révélation, dans le cadre de l'instance pénale, du rôle de la SAS qui, sous couvert de prestations de séminaires, avait en réalité payé à M. A. des rémunérations qu'elle lui devait.
- Le contribuable n'était pas fondé à soutenir qu'à l'occasion de vérifications de comptabilité antérieures, l'administration avait pu s'assurer du caractère réel de l'activité de l'EURL, dès lors qu'il avait précisément entendu dissimuler la réalité du montage mis en place, notamment par la production de pièces destinées à créer une apparence trompeuse.
Le Conseil d'État confirme ainsi que les omissions ou insuffisances d'imposition avaient bien été "révélées" par l'instance pénale au sens de l'article L. 188 C du LPF, justifiant l'application du délai spécial de reprise aux années 2004 à 2006.
Soulignons que l'article L. 188 C du LPF n'est pas le seul intérêt de la décision :
- Concernant la communication des documents obtenus de tiers (Att. L. 76 B du LPF), le Conseil d'État estime que ce qui importe, c'est que le contribuable ait effectivement eu accès aux documents utilisés par l'administration, peu importe le canal par lequel cet accès a été obtenu (en l'espèce, par le biais de la procédure pénale).
- Concernant le cumul des sanctions fiscales et pénales, lla haute juridiction précise que la réserve d'interprétation du Conseil constitutionnel n'est pas applicable lorsque la sanction pénale réprime un concours d'infractions de nature diverse et non uniquement les faits ayant donné lieu à l'application des majorations fiscales.