Dissimulation d'identité des clients et amende fiscale : précisions sur le champ d'application de l'article 1737, I-1° du CGI
L'article 1737, I-1° du CGI prévoit une amende égale à 50% des sommes versées ou reçues en cas de travestissement ou de dissimulation de l'identité ou de l'adresse des fournisseurs ou clients, des éléments d'identification mentionnés aux articles 289 et 289 B du CGI, ou d'acceptation en connaissance de cause de l'utilisation d'une identité fictive ou d'un prête-nom.
Cette disposition s'inscrit dans l'arsenal répressif visant à lutter contre les circuits de fraude fiscale, notamment les schémas qui utilisent des sociétés éphémères interposées pour rompre la traçabilité des flux et faciliter l'évasion fiscale. L'amende peut être mise à la charge soit de la personne qui a délivré la facture, soit de la personne destinataire de la facture.
L'application de cette sanction nécessite que l'administration établisse l'existence d'une dissimulation ou d'un travestissement délibéré de l'identité du cocontractant, ou encore l'acceptation en connaissance de cause d'une identité fictive ou d'un prête-nom. Cette preuve peut être apportée par tous moyens, et souvent par un faisceau d'indices.
Rappelons que les Sages ont déclaré conforme à la Constitution l’amende fiscale sanctionnant toute omission ou inexactitude dans les factures prévue par l’article 1737-II du CGI.
Ils ont considéré que son montant ne méconnaissait pas le principe de proportionnalité des peines (Décision du Conseil constitutionnel du 16 juin 2023, n°2023-1054 QPC)
Rappel des faits :
La société Lycamobile Services, filiale française du groupe britannique Lycamobile, commercialise des cartes téléphoniques prépayées, des cartes SIM et des recharges auprès de professionnels. Suite à une vérification de comptabilité portant sur la période du 1er mars 2014 au 30 juin 2016, l'administration fiscale a mis à sa charge diverses impositions supplémentaires ainsi qu'une amende de 23 950 502 euros sur le fondement de l'article 1737, I-1° du CGI.
Le modèle économique en cause impliquait plusieurs acteurs dans un circuit complexe :
- Lycamobile Services vendait des cartes téléphoniques à des sociétés qualifiées par l'administration de "sociétés filtres"
- Ces sociétés filtres payaient Lycamobile Services grâce à des fonds obtenus de sociétés de BTP sur la base de fausses factures
- Les cartes téléphoniques étaient ensuite revendues en espèces, sans facturation, à des détaillants du quartier de la Porte de la Chapelle à Paris
- Les espèces collectées étaient reversées aux sociétés de BTP après déduction d'une commission, permettant à ces dernières de rémunérer des travailleurs non déclarés
L'administration fiscale a considéré que Lycamobile Services avait connaissance de ce circuit frauduleux et savait que les factures n'étaient pas établies au nom des véritables clients.
La société Lycamobile Services a d'abord formulé une réclamation contentieuse qui a été rejetée. Elle a ensuite saisi le tribunal administratif de Paris qui a rejeté sa demande de décharge de l'amende par un jugement du 6 juin 2023. La société a fait appel devant la Cour administrative d'appel de Paris.
La société Lycamobile Services soutient principalement que :
- Elle n'a pas cherché à dissimuler ou à travestir l'identité de ses clients ;
- Les faits reprochés ne relèvent pas du champ d'application de l'article 1737 du CGI ;
- Les "sociétés filtres" étaient ses véritables clientes et non des intermédiaires fictifs ;
- Elle ne peut être regardée comme ayant été sciemment impliquée dans un circuit frauduleux ;
- L'amende est disproportionnée eu égard à l'avantage retiré de la facturation litigieuse
La Cour administrative d'appel de Paris vient d'annuler le jugement du tribunal administratif et prononce la décharge de l'amende de 23 950 502 €.
La Cour a établi une distinction entre la participation à un circuit frauduleux et le travestissement de l'identité des clients au sens de l'article 1737-I-1° du CGI.
- Elle a d'abord analysé l'argumentation du ministre, qui tente de justifier l'amende fiscale en se fondant sur l'implication de Lycamobile Services dans un circuit de fraude visant à dégager des espèces pour rémunérer des travailleurs clandestins. Toutefois, cette participation, même en connaissance de cause, ne suffit pas à établir que les "sociétés filtres" n'étaient pas les clients réels de Lycamobile Services, ni que la facturation litigieuse aurait eu pour objet ou pour effet de travestir ou dissimuler l'identité de ses clients. Autrement dit, pour la Cour la connaissance du caractère frauduleux d'un circuit commercial n'équivaut pas automatiquement à dissimuler l'identité des clients ou à accepter l'utilisation d'identités fictives.
- Puis la Cour examine les éléments issus de l'enquête pénale. Elle relève que ces éléments confirment le rôle actif des gérants des sociétés filtres dans la revente des cartes téléphoniques. Si deux salariés de Lycamobile ont participé à la prospection des détaillants, l'administration reconnaît que les responsables des sociétés filtres procédaient eux-mêmes à la revente des cartes. La Cour reproche au ministre de ne pas avoir identifié précisément les transactions pour lesquelles les sociétés filtres ne pourraient être considérées comme les clients réels de Lycamobile. Le fait que toutes les livraisons aient eu lieu à la même adresse prouve le caractère organisé de la fraude, mais pas l'absence d'acquisition effective des cartes par ces sociétés.
La Cour conclut que, malgré le rôle d'intermédiation des sociétés filtres dans ce circuit frauduleux, l'administration n'établit pas que Lycamobile a établi des factures pour dissimuler l'identité de ses clients ou accepté sciemment l'utilisation d'identités fictives.
L'amende prévue à l'article 1737, I-1° du CGI ne pouvait donc être appliquée.