Cette décision, rendue sur renvoi après cassation apporte des éclaircissements sur les conditions d'application de l'exonération conditionnelle de droits d'enregistrement prévue à l'article 1594-0 G du CGI, et plus spécifiquement sur les notions de force majeure pouvant justifier une prorogation du délai de construction ou une dispense définitive de régularisation.
L'article 1594-0 G du CGI prévoit une exonération de TPF ou de droits d'enregistrement pour les acquisitions d'immeubles réalisées par une personne assujettie à la TVA, lorsque l'acte d'acquisition contient l'engagement, pris par l'acquéreur, d'effectuer dans un délai de quatre ans les travaux conduisant à la production d'un immeuble neuf. Cette exonération est subordonnée à la condition que l'acquéreur justifie, à l'expiration du délai, de l'exécution des travaux prévus.
Le IV de cet article dispose :
IV. – Sur demande de l'acquéreur, une prolongation annuelle renouvelable du délai de quatre ans fixé au I peut être accordée par l'autorité compétente de l'Etat du lieu de la situation des immeubles dans des conditions fixées par décret. L'absence de notification d'un refus motivé de l'administration dans les deux mois de la réception de la demande vaut acceptation.
Dans sa version antérieure, l'article 1594-0 G du CGI disposait
Une prolongation annuelle renouvelable du délai de quatre ans fixé au II peut être accordée par le directeur des services fiscaux du lieu de la situation des immeubles dans des conditions fixées par décret, notamment en cas de force majeure ou lorsqu'il s'agit de la construction d'ensembles à réaliser progressivement par tranches successives.
La doctrine administrative applicable à l'époque, notamment les instructions 8 A-1622 et 8 A-1623 du 15 novembre 2001, précisait les conditions d'application de ces dispositions. Deux situations étaient distinguées :
- Les cas de force majeure justifiant une prorogation du délai légal (doctrine 8 A-1622, §8), qui correspond à un événement imprévisible, insurmontable et indépendant de la volonté de l'acquéreur, mais n'empêchant pas définitivement la construction ;
- Les cas de force majeure qui s'opposent de manière "absolue et définitive" à la construction (doctrine 8 A-1623, §2), qui justifient non pas une prorogation de délai mais une dispense définitive de régularisation des droits d'enregistrement.
En application de cette doctrine invoquée par les deux parties, la force majeure dont les caractéristiques sont celles du droit commun, à savoir l'imprévisibilité, l'irrésistibilité et l'extériorité par rapport à la personne qui s'en prévaut, peut être invoquée au soutien d'une demande de prorogation du délai pour construire lorsque le défaut d'achèvement des travaux est dû à un cas de force majeure. Cependant, seuls les cas de force majeure qui s'opposent de façon absolue et définitive à la construction ouvrent droit à une dispense de régularisation des droits d'enregistrement.
Rappel des faits :
Par acte du 8 février 2002, la société S, devenue société anonyme LD, a acquis un ensemble immobilier situé à Louveciennes et Marly-le-Roi pour un montant de 57 168 381 €. Dans cet acte, elle s'est engagée à démolir les bâtiments existants et à édifier de nouvelles constructions dans un délai de quatre ans, bénéficiant ainsi de l'exonération des droits d'enregistrement prévue à l'article 1594-0 G du CGI.
À l'échéance du délai initial, la société a obtenu une prorogation automatique d'un an. Suite à un incendie survenu sur le site le 25 novembre 2006, deux nouvelles prorogations annuelles lui ont été accordées par l'administration fiscale jusqu'au 8 février 2010, l'administration reconnaissant explicitement un "cas de force majeure" dans ses décisions de prorogation.
En janvier 2010, la société a sollicité une quatrième prorogation, que l'administration a refusée par courrier du 8 février 2010, au motif que la société manifestait "son intention d'abandonner l'opération projetée", notamment en ayant demandé la restitution des taxes d'urbanisme correspondantes au projet.
L'administration fiscale a alors émis deux propositions de rectification le 19 avril 2010, suivies de deux avis de mise en recouvrement pour des montants de 4 264 810 € et 7 041 € (incluant les intérêts de retard). Après rejet de ses réclamations contentieuses et de sa demande gracieuse, la société LDI, venant aux droits de la société LD, a assigné l'administration devant le tribunal de grande instance de Versailles.
Le tribunal puis la Cour d'appel de Versailles ont donné raison au contribuable, mais la Cour de cassation a cassé l'arrêt d'appel le 15 mars 2023 et renvoyé l'affaire devant la Cour d'appel de Paris.
La Cour d'appel de Versailles avait donné raison à la société, estimant qu'elle se trouvait dans l'impossibilité totale de construire (force majeure) en raison de la dissémination de poussières radioactives et de la présence d'amiante sur le site, l'expert judiciaire ayant préconisé "une prise de risque nulle".
La Cour de cassation a cassé cette décision, considérant que les motifs retenus étaient "impropres à caractériser l'impossibilité absolue et définitive de construire". Selon la Haute juridiction, la préconisation d'une "prise de risque nulle" par l'expert judiciaire ne permettait pas de déduire une impossibilité de poursuivre les travaux au sens de la doctrine administrative n°8 A 1623, qui exige une impossibilité "absolue et définitive" pour dispenser de la régularisation des droits de mutation.
Sur le fond, la société LDI
- invoquait l'existence d'un cas de force majeure lui ayant rendu impossible la réalisation des travaux dans le délai imparti. Elle se prévalait de l'incendie criminel survenu en 2006 ayant entraîné la dissémination de poussières radioactives et la présence d'amiante, rendant le site inaccessible et dangereux.
La Cour d'appel de Paris vient d'infirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions déboutant la société LDI de toutes ses demandes.
Sur le fond, la Cour distingue deux notions importantes :
- La force majeure justifiant une prorogation du délai pour construire (retard dans la réalisation des travaux)
- La force majeure s'opposant de manière absolue et définitive à la construction, seule susceptible de justifier une dispense de régularisation des droits d'enregistrement.
La Cour a constaté que la société, dans ses demandes de prorogation, n'a jamais indiqué qu'il lui était impossible, de manière absolue et définitive, de procéder aux travaux, mais uniquement que l'incendie et ses conséquences avaient entraîné "un retard conséquent". De même, l'administration n'a jamais reconnu une impossibilité absolue et définitive de réaliser la construction, mais seulement des circonstances justifiant une prorogation du délai.
La Cour a également relevé que la société a reconnu avoir abandonné le projet de construction pour des raisons économiques liées au surcoût financier important dû notamment à la présence d'amiante friable sur le site. Elle note que "la préconisation faite par l'expert judiciaire d'une prise de risque nulle pour l'ensemble des travaux à venir" ne suffit pas à démontrer "une impossibilité de poursuivre les travaux".
Enfin, la Cour souligne que la société a revendu en 2013 la quasi-totalité de l'ensemble immobilier à un acquéreur qui a lui-même pris l'engagement d'y construire un immeuble neuf dans le délai de quatre ans prévu par l'article 1594-0 G du CGI, ce qui confirme l'absence d'impossibilité absolue et définitive de construire.
TL;DR
Même si la force majeure n'est plus visée à l'article l'article 1594-0 G du CGI pour justifier une demande de prorogation du délai de construire, cette décision présente un intérêt :
- L'arrêt précise la distinction entre force majeure justifiant la prorogation du délai pour construire et force majeure justifiant une dispense définitive de régularisation. Seule une impossibilité "absolue et définitive" de construire peut justifier cette dernière mesure. Une simple difficulté, même sérieuse, ou un surcoût financier important ne suffisent pas à caractériser cette impossibilité absolue.
- L'arrêt illustre l'approche pragmatique des juges dans l'appréciation de cette impossibilité absolue. Le fait que le bien ait pu être revendu à un acquéreur qui a pris le même engagement de construire est considéré comme une preuve tangible que l'impossibilité n'était ni absolue ni définitive.