Décision importante pour les professionnels du marché de l'art, les galeries et les artistes. Elle apporte, s'agissant de la TVA, des précisions concernant l'interprétation de l'article 316 §-1-b de la directive 2006/112/CE relatif à l'application du régime de la marge bénéficiaire aux objets d'art qui s'appliquera désormais indépendamment du statut juridique de l'artiste.
Pour mémoire, le cadre juridique de cette affaire combine, au sein de la directive TVA, le régime général (Art. 14 notion de livraison) et le régime particulier des biens d’occasion, œuvres d’art, objets de collection ou d’antiquité (Art. 311 et s.).
Ce régime dérogatoire permet aux assujettis-revendeurs d'appliquer la TVA uniquement sur leur marge bénéficiaire plutôt que sur le prix de vente total, évitant ainsi les phénomènes de double imposition et les distorsions concurrentielles. L'article 316 §-1-b accorde quant à lui aux assujettis-revendeurs le droit d'opter pour ce régime favorable lorsque les objets d'art leur ont été livrés par l'auteur ou par ses ayants droit. Comme l'a rappelé la Cour ce régime dérogatoire poursuit un double objectif : éviter la double imposition et les distorsions de concurrence, tout en favorisant l’introduction sur le marché de l’Union de « nouveaux » objets d’art au moyen d’un traitement fiscal spécifique à l’importation ou à la première mise en circulation.
Cette décision constitue une évolution bienvenue de la jurisprudence européenne en reconnaissant la réalité économique moderne de la commercialisation artistique, souvent organisée par l'intermédiaire de structures sociétaires.
Pour mémoire, jusqu’au 31 décembre 2024, le marché français de l’art demeurait scindé : la première cession par l’artiste (ou ses ayants droit) et l’importation d’une œuvre étaient taxées à 5,5 % sur le prix total, tandis que les reventes réalisées par les professionnels supportaient le taux normal de 20 %. Pour ces reventes, la TVA ne portait généralement que sur la marge (soit selon la marge « bénéficiaire », déterminée œuvre par œuvre lorsque le vendeur ne récupérait pas de TVA en amont, soit, à défaut de prix d’achat crédible, selon une marge forfaitaire de 30 %). Le choix du régime sur la marge excluait toute déduction de la taxe payée à l’acquisition, mais le revendeur pouvait renoncer à ce mécanisme et appliquer la règle ordinaire (20 % sur le prix total) afin de récupérer la TVA amont.
La directive (UE) 2022/542, transposée par la loi de finances 2024, a bouleversé cet équilibre à compter du 1ᵉʳ janvier 2025 : toutes les livraisons d’œuvres d’art, d’objets de collection ou d’antiquité (y compris celles effectuées par les galeristes, maisons de vente ou antiquaires) sont désormais éligibles, sur option, à un taux unique de 5,5 % assis sur le prix intégral, avec plein droit à déduction de la TVA supportée lors de l’achat ou de l’importation. Le régime traditionnel de la marge bénéficiaire à 20 % subsiste uniquement de plein droit pour les professionnels qui acquièrent l’œuvre auprès d’un non-assujetti ou d’un vendeur n’ayant pas facturé la TVA ; ils peuvent toutefois y renoncer pour basculer vers le nouveau dispositif à 5,5 % si celui-ci se révèle plus favorable.
Rappel des faits :
L'espèce concerne la Galerie Karsten Greve (GKG), galerie d'art française qui avait acquis en 2014 des tableaux du peintre Gideon Rubin par l'intermédiaire de la société de droit britannique Studio Rubin Gideon (SRG), dont M. Rubin était l'un des deux associés.
Le problème résidait dans l'application du régime de la marge bénéficiaire aux reventes effectuées par GKG. Cette galerie avait appliqué ce régime favorable à ses livraisons d'œuvres, considérant que les tableaux lui avaient été livrés par l'auteur agissant au travers de la société SRG. Cette interprétation présentait des enjeux financiers considérables, le régime de la marge permettant une économie fiscale substantielle par rapport au régime de droit commun.
L'administration fiscale française avait contesté cette application, soutenant qu'une personne morale ne pouvait être qualifiée d'auteur d'un tableau, seule la personne physique ayant matériellement créé l'œuvre pouvant prétendre à cette qualité. Cette position visait à réserver l'application du régime favorable aux seules situations où l'artiste intervient directement, sans interposition d'une structure sociétaire.
Les juridictions françaises ont confirmé cette position restrictive. Le TA de Paris puis la CAA de Paris ont rejeté les demandes de GKG, estimant que les tableaux n'avaient pas été livrés par leur auteur au sens de l'article 316 de la directive.
Saisi d’un pourvoi, le Conseil d’État dans son arrêt du 18 juin 2024 a interrogé la CJUE sur l’interprétation de l’article 316, § 1, b), de la directive 2006/112/CE :
la livraison par l’auteur « au travers » d’une personne morale peut-elle ouvrir l’option au régime de la marge pour l’assujetti-revendeur, et à quelles conditions ?
Voir notre article concernant l'arrêt du Conseil d'Etat : TVA sur marge : une personne morale peut-elle être considérée comme l'auteur d'une oeuvre d'art ?
La CJUE a reformulé la question. Plutôt que de s'interroger sur la possibilité pour une personne morale d'être qualifiée d'auteur, la Cour a recentré l'analyse sur la question de savoir si la livraison d'objets d'art par leur auteur agissant au travers d'une personne morale peut relever de l'article 316 §-1-b.
Pour répondre à cette question la Cour a...
- ...sur le plan littéral, relevé que l'article 316 §-1-b ne spécifie pas les modalités selon lesquelles un auteur peut livrer ses œuvres à des assujettis-revendeurs, n'excluant donc pas expressément le recours à une personne morale.
- ...rappelé que les dispositions dérogatoires doivent faire l'objet d'une interprétation stricte, tout en précisant que cette exigence ne doit pas conduire à priver ces dispositions de leurs effets utiles.
- ...mis l'accent sur les objectifs poursuivis par la directive TVA, notamment le principe de neutralité fiscale qui s'oppose à ce que des opérateurs économiques effectuant les mêmes opérations soient traités différemment. Elle a également souligné l'objectif spécifique du régime de la marge bénéficiaire visant à éviter les doubles impositions et les distorsions de concurrence.
Plus spécifiquement, la Cour a identifié deux objectifs particuliers de l'article 316 §-1-b : favoriser l'introduction de nouveaux objets d'art sur le marché de l'Union et limiter les charges administratives de preuve et de contrôle tant pour les assujettis-revendeurs que pour les administrations fiscales.
L'application de ces principes, au cas particulier, a conduit la Cour a juger que l'article 316 §-1-b devait être interprété de manière large.
La livraison d'un objet d'art par un assujetti-revendeur peut relever du régime de la marge bénéficiaire même si l'acquisition a été faite auprès d'une personne morale, pourvu que deux conditions cumulatives soient remplies :
- la livraison par la personne morale doit être "attribuable à l'auteur ou à ses ayants droit", ce qui est présumé si l'auteur a fondé la société aux fins de la commercialisation de ses œuvres.
- cette livraison doit constituer la première introduction de l'objet d'art sur le marché de l'Union.
La Cour a rejetté les critères proposés par la juridiction de renvoi (détention du capital, fonctions de direction) car ils seraient source de complexité administrative, de charges de preuve et de contrôle excessives, allant à l'encontre des objectifs de la législation.
TL;DR
Conséquences pratiques pour les galeries et maisons de vente.
- L’accès au régime de la marge est ouvert lorsque l’acquisition est réalisée auprès d’une structure juridique constituée par (ou pour) l’artiste ou ses ayants droit en vue de commercialiser les œuvres, à condition de pouvoir rattacher la livraison à l’auteur et d’établir qu’il s’agit de la première introduction sur le marché de l’Union.
- La documentation devient centrale : statuts et objet social de la société de l’artiste, mandat ou convention de commercialisation, traçabilité de la chaîne des livraisons, catalogues raisonnés et certificats attestant l’absence de vente antérieure soumise à TVA dans l’Union.
- L’option demeure exclue si l’œuvre a déjà circulé dans l’Union à la suite d’une livraison taxée (par exemple via une précédente cession à un collectionneur assujetti ou une mise en vente antérieure).