Le juge de l'impôt vient de rendre une décision abordant de front plusieurs questions en matière de contentieux fiscal successoral. Au cœur d'une affaire complexe impliquant des trusts de droit étranger, le juge, notamment, rompt avec sa jurisprudence antérieure sur la substitution de motifs, affine sa doctrine sur l'imposition des Trusts, et rappelle les contours de la protection du secret professionnel de l'avocat...
Rappel des faits :
Monsieur U. B, domicilié en France, est décédé en 2001, laissant notamment pour héritier son fils, Monsieur H. B. Le défunt avait constitué plusieurs trusts de droit étranger, dont le "1989 David Trust" et le "Delta Trust", situés aux Îles Caïmans, ainsi que divers actifs répartis entre la France et l'étranger, incluant des parts de la SCI Marienthal, des œuvres d'art dont un tableau attribué à Caravage, et des participations dans des sociétés étrangères comme la société irlandaise Dayton Invest.
Le 29 juillet 2011, l'administration fiscale a adressé à Monsieur H. B. une proposition de rectification portant rappel de droits de mutation à titre gratuit. Cette rectification reposait sur la remise en cause du traitement fiscal des trusts et sur la réintégration dans l'actif successoral de nombreux biens que l'administration estimait avoir été omis ou sous-évalués dans les déclarations de succession.
Après le rejet de sa réclamation contentieuse, Monsieur H. B. a saisi le TJ qui, par un jugement s'est prononcé sur l'ensemble des chefs de redressement. Le contribuable a ensuite interjeté appel devant la CA de Paris qui, par deux arrêts des 5 février 2024 et 29 avril 2024, a majoritairement confirmé la position de l'administration fiscale tout en accueillant certains moyens du contribuable.
La cour d'appel a notamment jugé que l'administration avait régulièrement engagé sa procédure de contrôle avant le 1er juin 2008, écartant ainsi le moyen tiré de la prescription. Elle a validé les rectifications afférentes aux trusts en considérant que le défunt ne s'était pas effectivement dessaisi des biens qui y étaient placés. Elle a également estimé que l'administration avait régulièrement obtenu des informations auprès des autorités étrangères et que les mentions portées sur les déclarations de succession ne constituaient pas des indications expresses au sens de l'article 1727 du CGI.
Le contribuable a formé un pourvoi principal en cassation articulé autour de dix-sept moyens.
Substitution de Motifs : un rapprochement avec la jurisprudence administrative
Pour mémoire, le contribuable conteste la décision de la cour d'appel qui a validé des rectifications fiscales concernant deux trusts (le "1989 David Trust" et le "Delta Trust") en retenant des motifs de fait et de droit substantiellement différents de ceux figurant dans les propositions de rectification initiales de l'administration fiscale.
- Pour le premier trust, alors que l'administration s'était contentée d'invoquer l'existence d'une mutation sous condition suspensive, la cour d'appel a développé une analyse approfondie démontrant que le constituant avait en réalité conservé la maîtrise effective des biens et des prérogatives révélatrices du droit de propriété.
- S'agissant du second trust, la cour d'appel a remis en question l'existence même du trust et la réalité du dessaisissement du constituant, alors que la proposition de rectification admettait expressément l'existence de ce trust.
M.HB invoque la violation de l'article L. 57 du LPF, qui impose à l'administration d'adresser au contribuable une proposition de rectification motivée. Selon la jurisprudence antérieure rappelée dans les moyens, si l'administration entend retenir un motif différent de celui initialement notifié, elle doit en aviser le contribuable par une nouvelle proposition de rectification, lui ouvrant un nouveau délai pour discuter du bien-fondé de cette nouvelle motivation.
La Cour de cassation souligne que cette jurisprudence
- a pour conséquence d'interdire au juge de se fonder sur des éléments de fait ou de droit non notifiés au cours de la procédure de rectification
- entre en conflit avec l'article L. 199 C du LPF, introduit par la loi du 30 décembre 1996, qui permet tant à l'administration qu'au contribuable de faire valoir des moyens nouveaux devant le tribunal et la cour d'appel.
- fige le litige aux seuls éléments de la proposition de rectification initiale, sans tenir compte de son évolution au cours de l'instance, et fait obstacle au principe selon lequel l'administration fiscale ne peut renoncer au bénéfice de la loi fiscale.
Partant et rompant avec sa position antérieure, la Cour de cassation juge désormais que l'administration fiscale peut, à tout moment de l'instance, y compris pour la première fois en appel, demander au juge de retenir un motif autre que celui initialement notifié.
Toutefois, ce nouveau pouvoir est assorti d'une condition essentielle : la substitution de motifs ne doit pas priver le contribuable des garanties de procédure prévues par la loi.
Le juge doit donc veiller à ce qu'un débat pleinement contradictoire ait lieu sur ce nouveau fondement.
Il convient donc de juger désormais que, pour justifier le maintien des impositions en litige, l'administration peut demander au juge, à tout moment de l'instance, y compris pour la première fois en appel, de retenir un motif autre que celui indiqué dans la proposition de rectification sans en avoir avisé le contribuable par une nouvelle notification, et que le juge pourra, après un débat contradictoire, retenir ce nouveau motif à la condition que la substitution proposée par l'administration ne prive pas le contribuable des garanties de procédure prévues par la loi.
L'Imposition des Trusts : Le critère du dessaisissement effectif
Ce second volet du contentieux aborde des questions sur le traitement fiscal des trusts étrangers et la méthode d'analyse du juge de l'impôt.
HB conteste la solution retenue par la cour d'appel concernant le "1989 David Trust" à travers trois moyens principaux.
- Le premier porte sur la qualification du fait générateur de l'imposition, HB soutenant que le transfert de propriété ne s'opère qu'au moment des distributions d'actifs par le trustee aux bénéficiaires et non au décès du constituant, de sorte que le critère de possession retenu par la cour d'appel serait inopérant.
- Le second invoque une violation du principe d'égalité devant les charges publiques et du droit au respect des biens, estimant que les héritiers ne devraient pas être imposés sur des biens ne leur procurant aucune capacité contributive alors que d'autres personnes sont désignées comme bénéficiaires du trust irrévocable.
- Le troisième n conteste la méthode du juge qui aurait dû d'abord vérifier la validité du trust au regard de la loi étrangère applicable avant de déterminer le régime fiscal français.
La Cour de cassation rejette l'ensemble de ces moyens en affirmant que lorsque le constituant ne s'est pas irrévocablement et effectivement dessaisi des biens, ses héritiers doivent les déclarer à la succession, même si le trust est qualifié d'irrévocable.
Elle juge ainsi que pour déterminer si les actifs d'un trust doivent être réintégrés dans la succession, le juge doit rechercher si le constituant (settlor) s'est irrévocablement et effectivement dessaisi des biens placés dans le trust.
Le critère n'est donc pas la validité formelle du trust au regard de la loi étrangère qui le régit, ni sa qualification de "discrétionnaire" ou "irrévocable". Le juge doit mener une analyse factuelle et concrète de son fonctionnement pour déterminer si le constituant a, dans les faits, continué à exercer des prérogatives révélatrices du droit de propriété. Si un tel contrôle persiste, le dessaisissement n'est qu'illusoire, et les biens sont réputés être restés dans son patrimoine jusqu'à son décès, justifiant leur imposition entre les mains de ses héritiers.
La Cour écarte également l'argument tiré d'une violation du droit de propriété des héritiers (Art.du Protocole n° 1 à la CEDH), considérant que dès lors que les biens sont restés la propriété du défunt, leur transmission aux héritiers constitue le fait générateur de l'impôt, peu important que ces derniers ne soient pas les bénéficiaires désignés du trust.
La définition stricte de l'indication expresse excluant les intérêts de retard
Sur la question des intérêts de retard, la Cour de cassation précise les conditions d'application de l'article 1727 du CGI qui exonère d'intérêts de retard les éléments d'imposition pour lesquels le contribuable fait connaître, par une indication expresse, les motifs de droit ou de fait qui le conduisent à ne pas les mentionner ou à leur donner une qualification entraînant une taxation atténuée.
La Cour juge qu'une indication expresse au sens de ce texte doit comporter des éléments exacts, précis et circonstanciés sur les motifs de droit et de fait qui justifient la position du contribuable sur son obligation déclarative, afin de mettre l'administration en mesure de contrôler immédiatement la déclaration déposée. Cette définition stricte vise à distinguer les véritables indications expresses des mentions vagues ou équivoques qui ne permettent pas à l'administration d'exercer effectivement son contrôle.
En l'espèce, la Cour constate que la déclaration de succession mentionnait que les chevaux au nom de Madame O. n'étaient pas portés à l'actif car ils n'avaient pas été évoqués dans l'arrêt de la cour d'appel de Paris statuant sur le litige successoral, avec une mention selon laquelle il y aurait lieu de souscrire une déclaration supplémentaire ultérieurement. Pour les parts de la SCI Marienthal, la déclaration les portait pour une valeur déterminée "sauf à parfaire ou à diminuer". Pour le tableau du Caravage, la déclaration mentionnait que l'estimation dépendait d'une procédure judiciaire en cours et le portait "pour mémoire".
La Cour juge que ces mentions, en raison de leur imprécision ou de leur caractère équivoque, ne constituent pas des indications expresses au sens de l'article 1727. Elle valide ainsi l'application des intérêts de retard.
Le secret professionnel de l'avocat
Cet autre volet du contentieux porte sur la violation du secret professionnel de l'avocat dans le cadre de la procédure d'imposition relative au "1989 David Trust".
HB invoque l'article 66-5 de la loi du 31 décembre 1971 qui dispose que les consultations, correspondances échangées entre l'avocat et son client, les notes d'entretien et toutes les pièces du dossier sont couvertes par le secret professionnel, tant dans le domaine du conseil que de la défense.
Il soutient que le secret professionnel couvre non seulement la lettre de l'avocat mais également les pièces qui y sont annexées, quel que soit leur objet, et que le contribuable peut invoquer l'irrégularité de la procédure d'imposition lorsque l'administration fiscale a fondé une rectification sur un document couvert par ce secret, même si le client de l'avocat est un autre contribuable solidairement redevable.
La cour d'appel avait rejeté ce moyen en considérant que le document litigieux, consistant en une télécopie envoyée par M. L à F. B. concernant une demande du trustee relative à l'établissement d'un nouveau trust pour le ranch au Kenya, ne constituait pas une lettre confidentielle entre H. B. et son avocat couverte par le secret professionnel.
La Cour de cassation censure cette décision pour défaut de base légale en rappelant que :
lorsque l'avocat intervient au titre de son activité de conseil ou de défense, l'ensemble des correspondances échangées entre un avocat et son client, ainsi que les pièces y annexées, sont couvertes par le secret professionnel et que l'administration fiscale ne peut régulièrement se fonder sur de telles correspondances sans l'accord du client.
La Cour reproche à la cour d'appel de ne pas avoir recherché, comme il lui incombait dès lors qu'était invoquée la violation du secret professionnel, si la lettre litigieuse avait été adressée par M. L. en sa qualité d'avocat au titre de son activité de conseil ou de défense à l'un de ses clients.