S'agissant de l'évaluation de la valeur vénale d'un usufruit temporaire de droits sociaux, une récente décision du juge de l'impôt vient s'inscrire dans le sillage direct de deux arrêts du Conseil d'État : l’arrêt Sté Hôtel restaurant Luccotel (CE 30 septembre 2019, n° 419855) et l'arrêt SC Ambroise D (CE 20 mai 2022, n° 449385).
Pour mémoire l’article 15 de la LFR pour 2012 a modifié les modalités d’imposition à l’impôt sur le revenu du produit résultant de la cession à titre onéreux d'un usufruit temporaire (Art. 13-5 du CGI).
Ainsi, par dérogation aux dispositions du CGI relatives à l'imposition des plus-values, le produit de la cession à titre onéreux d'un usufruit temporaire ou, si elle est supérieure, sa valeur vénale est imposable par principe dans la catégorie de revenus à laquelle se rattache, au jour de la cession, le bénéfice ou revenu procuré ou susceptible d'être procuré par le bien ou le droit sur lequel porte l'usufruit temporaire cédé.
Cette disposition s'applique à la première cession à titre onéreux d'un même usufruit temporaire intervenue depuis le 14 novembre 2012.
Le législateur a estimé que cette approche (Imposition selon le régime des plus-values des particuliers avec application d'un abattement pour durée de détention et d'un taux proportionnel.) ne correspondait pas à la réalité économique de l'opération. La cession d'un usufruit temporaire s'apparente davantage à une perception anticipée des revenus futurs qu'à une réalisation de plus-value patrimoniale.
La nature et l’affectation du bien sur lequel porte l’usufruit temporaire cédé, ainsi que la qualité du cessionnaire, sont à cet égard sans incidence sur l’application de ce nouveau régime d’imposition
L'article 582 du Code civil constitue le fondement civil de cette approche fiscale en disposant que l'usufruitier a droit à tous les fruits naturels et industriels que peut produire l'objet dont il a l'usufruit. S'agissant de parts sociales, l'usufruitier n'a droit qu'aux dividendes distribués, conformément à la jurisprudence constante de la Cour de cassation. Cette limitation aux distributions effectives constitue un élément essentiel pour l'évaluation de l'usufruit temporaire de parts sociales.
La SCI R a été créée le premier août 2014 pour exercer l'activité de location de biens immobiliers. Cette société a acquis le 25 novembre 2014, soit seulement quelques mois après sa constitution, un immeuble à usage commercial et de bureau situé pour un prix de 820 000 €. Pour financer cette acquisition, la société a souscrit un emprunt bancaire du même montant, remboursable sur douze ans.
Le capital social de cette SCI était détenu quasi intégralement par Monsieur C qui possédait 495 parts sur un total de 500, les cinq parts restantes étant détenues par sa sœur. Monsieur C assurait également la gérance de cette société. Par acte notarié du 27 janvier 2015, Monsieur C et sa sœur ont cédé l'usufruit de l'intégralité des 500 parts de la SCI R pour une durée fixe de quinze ans et un prix total de 122 179 €. L'acquéreur de cet usufruit était la SAS B, dont Monsieur C détenait la moitié des parts et dont il assurait la direction. Lors de la déclaration de cette cession, Monsieur C et sa sœur ont considéré qu'il s'agissait d'une cession de droits sociaux relevant du régime des plus-values des particuliers prévu par l'article 150 U du CGI.
Suite à un contrôle sur pièces, l'administration a remis en cause la qualification fiscale retenue par le contribuable pour la cession de l'usufruit temporaire des parts de la SCI R. L'administration a considéré que cette opération ne relevait pas du régime des plus-values des particuliers mais de celui des revenus fonciers en application de l'article 13-5 du CGI.
Pour déterminer le montant imposable, l'administration a procédé à une évaluation de la valeur vénale de l'usufruit temporaire cédé. Cette évaluation, détaillée dans la proposition de rectification du 13 décembre 2018, a conduit le service à fixer à 389 850 € la valeur vénale de l'usufruit de l'ensemble des 500 parts pour une durée de quinze ans, soit 385 952 € pour les seules 495 parts détenues par Monsieur C. Cette valeur étant très largement supérieure au prix de cession effectif de 122 179 €, l'administration a retenu la valeur vénale estimée comme base d'imposition, conformément à la faculté offerte par l'article 13-5 du CGI qui prévoit l'imposition sur le produit de cession ou, si elle est supérieure, sur la valeur vénale.
Le contribuable a présenté une réclamation contentieuse qui a été rejetée par décision du 4 mai 2020. Il a alors saisi le TA de Melun qui, par un jugement du 20 avril 2023, a prononcé la décharge intégrale des cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu et de contributions sociales ainsi que des majorations correspondantes. Le tribunal a considéré que l'administration n'établissait pas que la valeur vénale de l'usufruit excédait le produit de cession effectif et qu'en conséquence, seul ce produit de cession devait être retenu comme base d'imposition. Le tribunal ayant constaté qu'aucun revenu foncier n'avait été déclaré alors que le prix de cession aurait dû l'être, mais que corrélativement un impôt avait été acquitté au titre de la plus-value, il a considéré qu'il y avait lieu à décharge totale.
Le ministre a fait appel.
Le débat porte principalement sur l'évaluation de l'usufruit des parts sociales
Pour l'administration, il faut :
- déterminer d'abord la valeur d'une part en pleine propriété en combinant la valeur mathématique (évaluation de l'actif immobilier diminué du passif, soit 1 799 € par part) et la valeur de productivité (capitalisation du résultat net au taux de 3,5%, soit 1 643 € par part). La pondération de ces deux méthodes conduit à une valeur de 1 695 € par part.
- appliquer ensuite le barème de l'article 669 du CGI fixant à 46% de la pleine propriété la valeur d'un usufruit de quinze ans, aboutissant à une valeur totale de 385 952 € pour les parts de Monsieur C.
L'administration justifie cette surévaluation apparente par la communauté d'intérêts entre le cédant et le cessionnaire, tous deux contrôlés par le même contribuable, qui expliquerait le prix minoré.
Pour Monsieur C...
- ...la seule méthode pertinente consiste à déterminer les distributions prévisionnelles que l'usufruitier percevra effectivement pendant la durée du démembrement, conformément à l'article 582 du Code civil qui limite les droits de l'usufruitier aux seuls fruits. Compte tenu de l'endettement massif de la SCI (emprunt de 820 000 € remboursable sur 144 mois), les distributions prévisionnelles sont nécessairement limitées après paiement des charges d'exploitation et de la dette. Le prix de cession de 122 179 € correspond précisément au montant actualisé de ces distributions prévisionnelles et reflète donc la réalité économique.
La Cour vient de valider la requalification du produit de cession en revenu foncier tout en censurant l'évaluation de la valeur vénale proposée par l'administration fiscale.
Concernant la qualification juridique
La Cour a validé la position de l'administration. Elle a confirmé que la cession d'usufruit temporaire de parts d'une SCI à prépondérance immobilière relevait de la catégorie des revenus fonciers en application de l'article 13-5 du CGI et non du régime des plus-values. Elle a censuré le TA qui avait prononcé une décharge totale, constatant qu'aucun revenu foncier n'avait été déclaré alors qu'il aurait dû l'être.
Concernant l'évaluation de l'usufruit
La Cour a désavoué la méthode administrative.
- Elle rappelle d'abord le principe fondamental selon lequel l'usufruitier de parts sociales n'a droit qu'aux dividendes distribués conformément à l'article 582 du Code civil.
- Elle en déduit que l'évaluation d'un usufruit temporaire de parts sociales doit nécessairement se fonder sur les distributions prévisionnelles que l'usufruitier percevra effectivement pendant la durée du démembrement, en tenant compte notamment des annuités de remboursement d'emprunts.
- La Cour estime que le ministre n'apporte aucun élément établissant que sa méthode combinant valeur mathématique, valeur de productivité et barème de l'article 669 du CGI permet de déterminer avec davantage de précision la valeur vénale de l'usufruit.
- Elle valide donc le prix de cession de 122 179 € comme correspondant aux distributions prévisionnelles réelles.
Ainsi, pour un usufruit temporaire de parts sociales d'une société endettée, la méthode fondée sur les distributions prévisionnelles réelles prime sur les méthodes mathématiques abstraites appliquant un barème forfaitaire.
Concernant les mécanismes correcteurs la Cour accorde au contribuable le bénéfice de deux dispositifs
- Elle applique d'abord la compensation prévue par l'article L. 205 du LPF, jugeant que la taxation dans la catégorie des revenus fonciers alors qu'un impôt avait déjà été acquitté au titre de la plus-value constitue une double imposition qu'il convient de corriger.
- Elle autorise ensuite l'imputation du déficit foncier de 5 640 € sur le rehaussement.
Concernant les pénalités pour manquement délibéré, la Cour les écarte
Elle rappelle que la charge de la preuve incombe à l'administration et considère que celle-ci ne l'établit pas. L'erreur de qualification, même commise par un contribuable averti assisté d'un notaire, ne caractérise pas une intention délibérée de se soustraire à l'impôt dès lors qu'une déclaration avait été souscrite et qu'un impôt avait été effectivement acquitté sous une autre qualification.
La solution finale conduit à remettre à la charge de Monsieur C les impositions correspondant au produit de cession de 122 179 € (et non les 385 952 € réclamés par l'administration), après imputation du déficit foncier et compensation avec l'impôt déjà acquitté au titre de la plus-value, sans aucune pénalité.
L'arrêt rendu par la Cour ce 3 octobre 2025 s'inscrit dans la droite ligne des décisions du Conseil d'Etat : CE du 30 septembre 2019 - Société Hôtel Restaurant Luccotel - n° 419855 et CE du 20 mai 2022 - SC Ambroise D - n° 449385.
Les trois décisions partagent un fondement juridique identique qui constitue désormais un principe acquis en matière d'évaluation d'usufruits temporaires de parts sociales. Le Conseil d'État, dans son arrêt Luccotel du 30 septembre 2019, a posé le principe essentiel repris à la lettre par la CAA de Paris :
En cas de démembrement de droits sociaux, l'usufruitier, conformément à l'article 582 du code civil qui lui accorde la jouissance de toute espèce de fruits, n'a droit qu'aux dividendes distribués. Il en résulte que l'évaluation du revenu futur attendu par un usufruitier de parts sociales ne peut avoir pour objet que de déterminer le montant des distributions prévisionnelles.
Ce principe, confirmé dans l'arrêt Ambroise D du 20 mai 2022, est également repris mot pour mot par la CAA de Paris dans son arrêt de 2025. Les trois juridictions ajoutent de manière concordante que ces distributions prévisionnelles
peuvent être fonction notamment des annuités prévisionnelles de remboursement d'emprunts ou des éventuelles mises en réserves pour le financement d'investissements futurs, lorsqu'elles sont justifiées par la société