Le juge apporte des précisions sur les règles d'évaluation des titres de sociétés non cotées dans le cadre d'une déclaration de succession, notamment concernant la prise en compte d'exercices comptables incluant la date du décès et l'application de l'article 764 A du CGI relatif à la dépréciation éventuelle résultant du décès du dirigeant.
En matière de droits de succession, l'article 666 du CGI pose un principe fondamental : les droits proportionnels ou progressifs d'enregistrement sont assis sur les valeurs des biens transmis au jour du décès. Pour les titres de sociétés non cotées, cette évaluation s'avère souvent délicate en l'absence de référence de marché directe.
La jurisprudence, notamment un arrêt de la Chambre commerciale de la Cour de cassation du 7 décembre 1993 (pourvoi n°91-21.795) cité par la Cour d'appel, a précisé que cette valeur doit être appréciée en tenant compte de tous les éléments permettant d'obtenir une évaluation aussi proche que possible de celle qu'aurait déterminée le jeu de l'offre et de la demande dans un marché réel à la date du décès. Cela inclut les perspectives d'avenir qui existaient au moment du décès.
Par ailleurs, l'article 764 A du CGI prévoit qu'en cas de décès du gérant d'une société à responsabilité limitée non cotée, il doit être tenu compte, pour la liquidation des droits de mutation par décès, de la dépréciation éventuelle résultant dudit décès et affectant la valeur des titres non cotés ainsi transmis.
Enfin, l'article L199 du LPF précise que les contestations relatives aux droits d'enregistrement relèvent de la compétence du tribunal de grande instance, désormais tribunal judiciaire.
Rappel des faits :
M. PN est décédé le jour 1 du mois de décès 2014 (date anonymisée dans la décision), laissant pour recueillir sa succession ses trois enfants : M. Y. N., Mme E. N. et M. U. N. Aucune déclaration de succession n'ayant été souscrite dans les délais légaux, l'administration fiscale a mis en demeure chacun des héritiers de déposer cette déclaration le 11 janvier 2016.
La déclaration a finalement été déposée et enregistrée le 31 mars 2016. À cette occasion, le service de contrôle a relevé des insuffisances portant sur l'évaluation de plusieurs biens du défunt :
- Les parts sociales de la SARL Les Maisons PN, déclarées à 3.599.964 €, ont été réévaluées à 11.306.520 €
- Les parts sociales de la SCI La Genevoise, déclarées à 49.000 €, ont été portées à 260.190 €
- Un terrain situé à Localité 7, déclaré à 105.000 €, a été réévalué à 654.000 €
Ces rectifications ont abouti à un rehaussement global en droits de 378.621 € par cohéritier.
Les cohéritiers ont contesté ces redressements et saisi la Commission Départementale de conciliation le 16 mars 2018. Suite à l'avis rendu par cette commission, l'administration fiscale a abandonné le redressement relatif au terrain mais a maintenu ceux portant sur les parts sociales. Après mise en recouvrement des droits supplémentaires le 18 février 2019, les cohéritiers ont adressé une réclamation contentieuse le 15 avril 2019, rejetée par l'administration fiscale le 25 juillet 2019.
Les trois héritiers ont alors assigné la DRFiP devant le tribunal judiciaire d'Annecy, qui les a déboutés par jugement du 7 juillet 2022.
Seul M. UN fait appel de cette décision.
Il contestait la régularité de la procédure de rectification sur plusieurs fondements :
- Sur le fond, il soutenait que l'administration fiscale ne pouvait pas fonder son redressement sur des éléments postérieurs au fait générateur de l'impôt (le décès), et qu'ainsi, il n'était pas possible de prendre en compte l'exercice clos au 30 septembre 2014 pour l'évaluation des titres.
- Il reprochait également à l'administration de ne pas avoir suffisamment pris en compte les perspectives défavorables résultant du décès du dirigeant, alors que selon lui, ce décès avait eu un "effet fulgurant" sur l'activité, le chiffre d'affaires étant passé de 18,7 millions d'euros à 13 millions d'euros.
- Concernant spécifiquement les parts de la SCI G, il réclamait l'application d'un abattement de 30% (au lieu des 10% retenus par l'administration) en raison des clauses d'agrément des associés en cas de cession de parts.
La Cour d'appel de Chambéry vient de confirmer intégralement le jugement du tribunal judiciaire d'Annecy et rejeté l'ensemble des prétentions de M. UN.
En premier lieu, la Cour écarte d'abord le grief relatif à l'évaluation des biens concernés. Elle valide la prise en compte de l'exercice clos au 30 septembre 2014, en dépit du décès survenu quelques jours avant la clôture, en précisant que
seuls 11 jours de l'année 2014 (0,03%) étaient postérieurs au fait générateur de l'impôt
Elle considère qu'aucune erreur manifeste d'appréciation ne peut être mise en évidence.
Concernant l'impact du décès du dirigeant, la Cour relève que si PN était le fondateur de la société, son fils aîné Y. avait intégré l'entreprise en 1998 et en était devenu cogérant en 2011. L'effet du décès brutal d'un des cogérants, âgé de 62 ans (proche de la retraite), n'a été que "relatif" sur l'activité de la société. La Cour note que la baisse du chiffre d'affaires observée en 2014 et 2015 correspondait à une conjoncture économique conforme à ce domaine d'activité, comme l'illustre un graphique du SDES analysant la construction de logements sur la période 2005-2017.
Concernant la détermination de la valeur des titres de la société Les Maisons PN
La Cour adopte intégralement l'analyse des premiers juges, qu'elle juge "pertinente, exhaustive et exempte d'insuffisance". Elle valide ainsi :
- L'intégration de l'exercice 2013-2014 dans les calculs, qui couvre l'activité du défunt sur 99,97% de la période
- La prime de risque fixée au coefficient 1, qui tient compte du décès d'un des cogérants tout en restant dans la fourchette normale (0,8 à 1,1) pour le secteur de la construction
- La décote pour illiquidité appliquée aux titres grevés d'un engagement de conservation pendant 4 ans
- Le taux de base retenu (1,49%), adapté aux caractéristiques de l'entreprise
Concernant la détermination de la valeur des titres de la SCI La Genevoise
La Cour confirme également l'abattement de 10% appliqué par l'administration fiscale au titre de l'illiquidité des parts de cette SCI. Elle souligne que cette société ne dispose pas de revenus, que 98% des titres sont transmis dans la succession, et que le guide d'évaluation des entreprises et titres de société préconise d'appliquer, en cas d'évaluation par la seule valeur mathématique des parts d'une SCI, une décote de 10% pour tenir compte des contraintes statutaires à l'aliénation de l'immeuble.
TL;DR
Le juge de l'impôt :
- confirme qu'un exercice comptable clos peu après le décès peut être pris en compte dans l'évaluation des titres, dès lors que la période postérieure au décès ne représente qu'une fraction négligeable de l'exercice (ici 0,03%).
- précise les conditions d'application de l'article 764 A du CGI relatif à la dépréciation résultant du décès du dirigeant. L'impact du décès doit être apprécié concrètement, en tenant compte notamment de la structure de direction de l'entreprise (ici, l'existence d'un cogérant déjà en place depuis plusieurs années) et du contexte économique général (conjoncture du secteur de la construction).
- rappelle l'importance des méthodes d'évaluation recommandées par l'administration fiscale dans son guide d'évaluation des entreprises et titres de société, notamment concernant les primes de risque et les décotes pour illiquidité adaptées aux différents types de sociétés (SARL, SCI).
- souligne la nécessité pour le contribuable de justifier précisément ses allégations de dépréciation liée au décès du dirigeant, par des éléments concrets (annulations de contrats, difficultés d'approvisionnement, etc.) et non par de simples affirmations générales sur la baisse du chiffre d'affaires.