Une planche exceptionnelle d’Albrecht Dürer en vente à Paris

Rarissime sur le marché international, une superbe estampe du troisième état d’Adam et Ève de Dürer arrive en salle de vente à Paris. Une première, depuis des décennies, pour le marché de l’art français.

Pourvu d’une estimation comprise entre 130 000$ et 160 000$, le premier couple, gravé de la main d’orfèvre de Albrecht DÜRER (1471-1528), sera mis en vente le 23 juin par la société Tessier & Sarrou à Paris, où il devrait attirer les grands collectionneurs internationaux de gravures, tant la place de Dürer est unique dans l’histoire de cette pratique artistique. L’artiste visionnaire a en effet marqué le 16e siècle et les suivants en donnant ses lettres de noblesse à la gravure, pratique sous-estimée à son époque, dont il exploita, avec intelligence et stratégie, toutes les possibilités pour établir sa renommée légendaire.

Chef-d’œuvre absolu du Génie du Nord, cette planche d’Adam et Ève est la première d’une série de quatre estampes ayant pour projet de représenter les quatre étapes de l’existence qui vont de la genèse à la vieillesse, réalisée en 1504. Les suivantes datent de 1513 pour Le Chevalier, La Mort et le Diable ; 1514 pour La Melencolia et Saint Jérôme dans sa cellule.

Adam et Ève (ou La Chute de l’homme), 1504. Gravure sur cuivre au burin, 248 × 191 mm

Estimation : 120 000 € – 150 000 € (130 000$-160 000$). Tessier & Sarrou, Paris

La tentation de Dürer chez Tessier & Sarrou

Adam et Ève se distingue dans l’œuvre imprimé de Dürer comme l’une de ses images les plus complexes et elle illustre toute la virtuosité technique du graveur allemand. L’artiste réinvente cet Adam et Ève pour son public de la Renaissance, transportant physiquement et temporellement le couple du jardin d’Eden vers une forêt germanique sauvage. Sur ce fond inquiétant d’arbres et de feuillages impénétrables, les corps semblent étonnamment à l’aise dans leur nudité. En contrapposto, ils rappellent les statues classiques de Vénus et de l’Apollon du Belvédère récemment découvertes, à l’époque du premier séjour italien de Dürer.

La manière dont Dürer composa sa gravure a été largement étudiée, et les interprétations qui en ont été faites sont innombrables. Entre les deux figures, l’Arbre de la Connaissance vient offrir un net équilibre : alors qu’à droite, la main d’Eve s’approche du fruit défendu, celle d’Adam, accrochée à une branche de l’Arbre de Vie, attire l’attention vers la gauche. Dans cette composition précise, les règles exigeantes de la géométrie semblent préoccuper l’artiste au plus haut point. En outre, Dürer a judicieusement disposé flore et faune tout au long de sa composition, créant un équilibre à la fois physique et allégorique. Les animaux choisis par Dürer pour peupler son Eden sont associés aux quatre « humeurs », ou tempéraments humains, qui fascinaient ses pairs. Le cerf qui émerge des arbres est associé à la mélancolie, tandis que le robuste bœuf sur la droite représente le flegmatique. Le lapin derrière Eve symbolise le sanguin, le chat est associé au colérique. Le perroquet au-dessus de lui symbolise la sagesse, le serpent d’Eve la trahison. Bien que cette philosophie humaniste ait été largement débattue parmi les contemporains de l’artiste, tous pouvaient convenir que la chèvre chancelant sur la falaise était une image de la luxure et du malheur, un signe de la Chute à venir. Entre les pieds du couple, un chat et une souris coexistent harmonieusement, ignorant béatement leur relation de prédateur et de proie. Aussitôt qu’Ève acceptera l’offrande du serpent, cet équilibre sera détruit.

Apprécions le soin porté par Dürer aux plus petits détails, du plan le plus proche au plus éloigné, depuis les délicates moustaches de la souris aux lignes précises de la chèvre en équilibre sur son rocher. La variété fascinante des différents matériaux et surfaces qu’il représente : cheveux, plumes, fourrure, peau de serpent, écorces, feuilles et rochers… Cette œuvre ambitieuse, la seule de ses estampes à porter son nom complet et son lieu de naissance – ALBERT DVRER NORICUS FACIEBAT 1504 – constitue une pièce maîtresse de son œuvre. Certainement destinée au marché italien, Dürer y démontre toute sa virtuosité, mais aussi son talent commercial pour s’attirer des commandes. Ce chef-d’œuvre absolu, qui constitue le premier aboutissement des recherches de l’artiste sur les proportions anatomiques, avant son second voyage italien, est l’une des gravures les plus célèbres de Dürer, mais aussi l’une des images les plus reproduites et donc les plus familières de la Chute de l’homme.

Il existe trois états de ce sujet plus quelques épreuves d’essai conservées au British Museum de Londres et à l’Albertina Museum de Vienne, ainsi que de nombreux dessins préparatoires. Plus riche en contrastes que celle conservée à la BNF, la gravure proposée par Tessier & Sarrou le 23 juin, une très belle impression Meder du troisième état (état final III.a), est empreinte d’une clarté et de nuances étonnantes, les profondeurs de la forêt étant aussi riches que la luminosité et le velouté des corps nus.

Adam et Eve ont déjà flirté avec le million de dollars…

Il se trouve que cette planche emblématique est la plus valorisée dans toute la production des gravures de Dürer. L’une d’elle détient le record absolu de l’artiste aux enchères, établi à 858 000 $ (Adam und Eva) lors d’une vente de la Galerie Kornfeld (Berne, Suisse) le 17 septembre 2019. La planche doublait alors son estimation, portée par l’effet de rareté de sa qualité. Il s’agissait d’une épreuve de l’état II sur papier vergé beige clair, avec le filigrane complet “Ochsenkopf mit Dreieck und Blume”. 

Plusieurs épreuves Meder II ont dépassé les 500 000 $ en salles des ventes. Celle proposée le 23 juin est un sublime état IIIa, dont un exemple dépassait 170 000$  il y a deux ans chez Christie’s et dont un autre allait jusqu’à 420 000$ l’été dernier, toujours chez Christie’s, à Londres. L’estimation fournie par Tessier & Sarrou (130 000$ et 160 000$) est donc particulièrement attractive pour que plusieurs collectionneurs se manifestent et entrent vivement dans le jeu des enchères ! 

Répartition géographique du produit des ventes aux enchères d’Albrecht Dürer 2000-2023 (copyright Artprice.com)