La question de la déductibilité des abandons de créance, qui font partie de la grande famille des aides entre entreprises, se pose avec d’autant plus d’acuité lorsque les abandons sont consentis à l’intérieur d’un groupe de sociétés. Une jurisprudence récente du Conseil d’Etat app*orte une précision salutaire, sans pour autant clore complètement les débats.
L’article 39, 13 du CGI dispose, de façon générale, que les aides consenties par une entreprise ne peuvent être comprises dans ses charges déductibles que lorsqu’elles revêtent un caractère commercial.
La reconnaissance du caractère commercial de l’aide repose sur l’existence de liens commerciaux entre la société qui l’octroie et celle qui la reçoit. En outre, bien que la déductibilité des aides à caractère commercial soit expressément prévue par la loi, celles-ci doivent relever d’une gestion normale pour être admises en déduction.
Depuis l’entrée en vigueur de la loi n°2012-958 du 16 août 2012, les aides justifiées par des motifs autres que commerciaux (en pratique, les aides revêtant un caractère financier) doivent, pour pouvoir être déduites, relever d’une gestion normale et être consenties à une entreprise en difficultés placée sous conciliation ou procédure collective. Dans ce cas, le montant déductible est limité à la situation nette négative de la société bénéficiaire et, pour l’excédent, à la proportion de l’aide correspondant au capital détenu par des tiers.
Le caractère commercial des aides constitue donc la pierre angulaire du dispositif fiscal.
Or, l’appréciation du caractère commercial des aides prend un tour particulier lorsqu’il s’agit d’aides intragroupe, la société qui consent l’aide étant souvent suspectée d’intention financière davantage que commerciale.
Une décision récente du Conseil d’Etat retient toute notre attention en ce qu’elle vient préciser la notion d’abandon de créance à caractère commercial dans un cadre intragroupe . Cette décision, rendue sous l’empire de l’ancienne législation (en vigueur avant l’application de la loi du 16 août 2012 précitée), conserve aujourd’hui toute sa pertinence.
Dans cette affaire , une holding avait consenti des abandons de créance à certaines de ses filiales de distribution qu’elle contrôlait et auxquelles elle facturait diverses prestations de services de référencement. La société mère exerçait une fonction de groupement d’achats et de ventes en négociant des accords nationaux d’approvisionnement avec des fournisseurs et des accords nationaux de commercialisation avec les clients du groupe.
L’administration fiscale et les juges du fond , sans contester la réalité des prestations de référencement réalisée par la société mère, ont considéré que ces abandons revêtaient un caractère financier, et n’ont ainsi admis la perte correspondante en déduction des résultats de la holding qu’à proportion de la situation nette négative des filiales concernées et, pour le surplus, dans la proportion du capital de chacune des sociétés concernées détenu par des tiers (selon les règles de l’ancien dispositif).
Le Conseil d’Etat a tout d’abord infirmé cette position en estimant que « les abandons de créances litigieux consentis par la SARL France Frais à certaines de ses filiales en difficulté financière (…) revêtaient un caractère commercial, dès lors que son chiffre d’affaires était presque uniquement procuré par des prestations de services facturées aux sociétés de distribution qu’elle contrôlait, caractérisant ainsi des relations commerciales avec ces sociétés » . Le Conseil d’Etat a ainsi expressément confirmé que le rôle de centrale de référencement de la société mère caractérisait une relation commerciale avec ses filiales.
Dans un second temps , la Haute Juridiction a jugé que les abandons concernés relevaient d’une gestion normale, eu égard au fait que le chiffre d’affaires de la société holding correspondant aux prestations intragroupe était très supérieur à celui des dividendes versés par les filiales bénéficiaires, et que la « défaillance éventuelle des sociétés concernées aurait été de nature à amputer significativement sa propre activité ».
Cette décision apporte un peu d’air frais dans l’enclos souvent irrespirable des abandons de créance intragroupe.
A notre avis, elle peut être transposée à des aides accordées entre sociétés dont les liens commerciaux pourraient être caractérisés par d’autres prestations de services à caractère commercial, incluant, pourquoi pas, des prestations par nature plus passives, telles que les licences d’actifs de propriété intellectuelle ou industrielle.
La question semble toutefois plus délicate dans l’hypothèse où la relation contractuelle intragroupe se limite à des prestations de type « management services » , par nature intrinsèques à l’organisation du groupe (services administratifs, financiers, juridiques, comptables, etc.).
En effet, en dépit de leur caractère commercial (il s’agit d’actes de commerce réalisés à titre onéreux, permettant à la société mère de réaliser une marge opérationnelle), l’administration adopte à leur égard une lecture restrictive en indiquant que « le fait qu’une société mère ou une société d’un groupe assure, pour le compte de ses filiales ou des autres sociétés du groupe, des services internes d’intérêt commun n’est pas, en principe, de nature à nouer des relations commerciales significatives » ( BOI-BIC-BASE-50-10 n°160 ).
En outre, l’administration fiscale comme les tribunaux s’attachent à rechercher l’intention de la société holding, révélée par le but ou l’objet de l’aide elle-même. Or, dans le cas particulier des remises ou abandons pratiqués sur des management fees, l’objectif commercial peut être plus difficile à établir, dans la mesure où il est fréquent que l’aide soit mâtinée d’arrière-pensées financières.
Par ailleurs, dans une telle hypothèse, la justification de l’existence de contreparties permettant d’établir que l’aide/l’abandon relève d’une gestion normale peut également s’avérer malaisée.
La décision du Conseil d’Etat doit ainsi être accueillie avec prudence, la question de la déductibilité des abandons de créance intragroupe devant toujours faire l’objet d’une étude attentive et au cas par cas.
Par Nadège Ollier, Avocat et Pierre-Emmanuel Scherrer, Of Counsel, Bignon Lebray