Si la répression des abus de droit constituait jusqu’alors « le châtiment des surdoués de la fiscalité » d’après Maurice Cozian, le mini abus de droit nouvellement instauré par la loi de finances pour 2019 constituerait-il le « châtiment » des contribuables simplement astucieux
I. Rappel sur l’abus de droit fiscal classique
La procédure d’abus de droit fiscal ( art. L.64 du Livre des procédures fiscales - LPF ) permet à l’administration d’écarter des actes comme s’ils n’avaient jamais existés, entraînant la perte d’un régime préférentiel d’imposition ou le bénéfice d’un taux réduit, ou encore la réintégration de charges dont la déductibilité est contestée, et donc le rehaussement de l’impôt dû.
L’abus de droit n’est susceptible d’écarter que deux typologies d’actes :
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Les actes fictifs : sont ici visés les cas d’habillages juridiques ne reflétant pas la réalité d’une situation (actes fictifs : ex. d’une location fictive dissimulant une jouissance personnelle ; actes déguisés : ex. d’une donation déguisée sous l’apparence d’une vente ; interposition d’une personne fictive : ex. d’un prête-nom) ;
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Les actes constitutifs de fraude à la loi : sont ici visés les cas d’applications littérales de textes qui, tout en en respectant la lettre, méconnaissent les objectifs poursuivis par leur auteur.
Dans ce dernier cas, l’abus de droit se distingue d’une simple erreur d’appréciation du contribuable en ce que l’acte incriminé, pour être considéré comme inopposable à l’administration fiscale, doit poursuivre un objectif exclusivement fiscal et n’avoir donc été inspiré par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer l’impôt. Ce critère du but exclusivement fiscal constitue une garantie nécessaire afin que les actes poursuivant un ou plusieurs buts autre ne soient pas sanctionnables sur ce fondement. En effet, au-delà de l’aspect fiscal, une opération peut être justifiée par des objectifs de transmission patrimoniale, de réorganisation économique et financière ou encore pour acter une évolution des rapports juridiques et/ou contractuels, etc.
Lorsque l’abus de droit est constitué, celui-ci est sanctionné par l’application d’une majoration automatique correspondant à 80% des droits rappelés, ramenée à 40% dans le cas où le contribuable n’a pas été à l’initiative du montage incriminé ou n’en est pas le principal bénéficiaire (art. 1729 du Code général des impôts – CGI).
2. Le nouveau « mini » abus de droit fiscal
Le mini abus de droit introduit par l’article 109 de la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 de finances pour 2019 (art. L.64 A du Livre des procédures fiscales - LPF) consiste à substituer au but exclusivement fiscal d’un acte constitutif de fraude à la loi un but principalement fiscal , le motif officiellement invoqué au soutien de cette évolution étant de transposer l’article 6 de la Directive européenne « ATAD » du 12 juillet 2016 visant à lutter contre l’évasion fiscale.
La même évolution sémantique avait été initiée à l’occasion de la loi de finances pour 2014 avant d’être censurée par le Conseil constitutionnel au double motif que :
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Le législateur doit (i) « adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques afin de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d’arbitraire, sans reporter sur les autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n’a été confiée par la Constitution qu’à la loi » et que (ii) « les dispositions contestée modifient la définition de ces actes pour prévoir que sont constitutifs d’un abus de droit, non plus les actes qui « n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer l’impôt que l’intéressé aurait dû supporter si ces actes n’avaient pas été passés ou réalisés » , mais les actes qui « ont pour motif principal » d’éluder ou d’atténuer l’impôt ; qu’une telle modification de la définition de l’acte constitutif d’un abus de droit a pour effet de conférer une importante marge d’appréciation à l’administration fiscale » ;
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« la mise en œuvre de cette procédure est assortie (…) d’une majoration égale, en vertu de l’article 1729 du même code, à 80% des impôts dus, ramenée à 40% « lorsqu’il n’est pas établi que le contribuable a eu l’initiative principale du ou des actes constitutifs de l’abus de droit ou en a été le principal bénéficiaire » ; (…) compte tenu des conséquences ainsi attachées à la procédure de l’abus de droit fiscal, le législateur ne pouvait, sans méconnaître les exigences constitutionnelles précitées, retenir que seraient constitutif d’un abus de droit les actes ayant « pour motif principal » d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé aurait dû normalement supporter » .
Cette extension des hypothèses d’abus de droit fiscal pour fraude à la loi aux opérations poursuivant un but principalement fiscal ne serait cependant applicable qu’aux actes passés à compter du 1er janvier 2020.
3. L’avis du cabinet
A. Une extension à la constitutionnalité incertaine
Cette création d’un nouvel abus de droit à motivation principalement fiscale tire de prime abord les leçons de la précédente censure constitutionnelle en prévoyant expressément que ce cas d’abus de droit ne serait pas automatiquement assorti d’une majoration forfaitaire de 80% des droits rappelés.
Est-ce pour autant suffisant pour satisfaire à l’ensemble des griefs soulevés par le Conseil Constitutionnel dans sa décision précitée ? Rien n’est moins sûr si l’on s’attache à la première série de critiques formulée… d’autant plus que les commentaires officiels sous cette décision précisent bien que « c’est tout à la fois les insuffisances de la rédaction qui aboutissent à donner une importante marge d’appréciation à l’administration et les conséquences sur le plan pécuniaire d’une insuffisante définition de l’acte constitutif de l’abus de droit au regard du principe de légalité des délits, applicable en matière de sanctions fiscales, que le Conseil a censurées ».
Faute d’avoir figuré parmi les dispositions de la loi de finances pour 2019 soumises aux Conseil Constitutionnel, la constitutionnalité de ce mini abus de droit demeure incertaine dès lors que ce dispositif pourra faire l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité (« QPC ») une fois que l’administration fiscale initiera les premiers rehaussements d’imposition sur son fondement. Ce ne sera qu’à l’issue de cette procédure qu’elles seront définitivement validées ou censurées.
L’insécurité juridique résultant à ce jour de cette situation ne peut qu’être déplorée, et il sera primordial de solliciter des sursis à statuer dans tous les contentieux fiscaux qui s’élèveraient postérieurement à la transmission d’une telle QPC.
B. Une extension à mettre en perspective
Au-delà de ces considérations de constitutionnalité, notons également que l’article 202 de la même loi de finances pour 2019 a fait évoluer les conséquences attachées aux avis rendus par le comité de l’abus de droit fiscal, lequel peut être saisi indifféremment par l’administration fiscale ou le contribuable.
Il convenait en effet jusqu’alors de distinguer selon que l’avis rendu par le comité était :
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Soit favorable au contribuable et défavorable à l’administration : si l’administration décidait malgré tout de poursuivre le redressement, il lui incombait alors de démontrer au juge de l’impôt l’abus de droit commis par le contribuable ;
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Soit favorable à l’administration et défavorable au contribuable : si le contribuable poursuivait la contestation du redressement fiscal, il lui incombait alors de démontrer au juge de l’impôt l’absence d’abus de droit commis par ses soins.
C’est précisément pour remédier à la crainte inspirée par un renversement de la charge de la preuve en cas d’avis défavorable du comité de l’abus de droit fiscal, dissuadant généralement à sa saisine par les contribuables, que celle-ci incombera dorénavant en toutes hypothèses au fisc, peu important le sens de l’avis émis (lequel continuera cependant de ne pas s’imposer au juge de l’impôt qui conservera la liberté de le suivre ou non).
Ces nouvelles règles devront donc inciter les contribuables à revoir leurs stratégies et à systématiquement saisir le comité de l’abus de droit fiscal dès lors qu’ils feraient l’objet d’une procédure initiée sur le fondement des articles L.64 ou L.64 A du CGI afin de contraindre le service vérificateur à éprouver sa position et, idéalement, l’abandonner.
C. Une extension intrinsèquement circonscrite
On pourrait enfin se demander si le recours par le contribuable à la solution fiscale la moins onéreuse serait ou non susceptible de valablement constituer un mini abus de droit. Force est de constater qu’une telle approche se heurterait aux principes dégagés :
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Par le juge national dans de nombreuses affaires dont notamment :
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CE, 21/03/1986, n° 53002 (rendu sur le choix du sens des fusions) : « si le ministre critique les conditions dans lesquelles a été réalisée la fusion susmentionnée, il résulte de l’instruction que celle-ci n’a pas eu un caractère fictif et répondait à un intérêt économique ainsi que d’ailleurs le reconnaît le ministre ; que, dès lors, ce dernier n’établit pas l’abus de droit allégué ; » ;
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CE, 20/03/1989, n° 56087 (rendu sur le choix entre l’abandon de créance ou la recapitalisation d’une filiale) : « que, si ces opérations ont eu pour effet, conformément à leur objet, d’augmenter la valeur de l’actif net de la société au bilan de l’exercice clos le 31 décembre 1969, elles sont demeurées sans influence sur le montant, déterminé selon les règles tracées à l’article 38 précité du code général des impôts, du résultat fiscal net de la société au titre de cet exercice, dès lors que cette augmentation a été la contrepartie d’un supplément d’apport des associés » ;
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Par le juge européen , notamment dans l’affaire CJUE, 21/02/2006, aff. C-255/02 « Halifax E.A. » : « Lorsque l’assujetti a le choix entre deux opérations, la sixième directive ne lui impose pas de choisir celle qui implique le paiement du montant de la TVA le plus élevé. Au contraire, ainsi que l’a rappelé M. l’avocat général au point 85 de ses conclusions, l’assujetti a le droit de choisir la structure de son activité de manière à limiter sa dette fiscale » ;
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Par le ministre de l’économie et des finances lui-même à l’occasion d’une question parlementaire transmise à propos du projet de communication obligatoire à l’administration fiscale des schémas d’optimisation fiscale ( RM Christ, 10/11/2015, JOAN p. 8219 ) : « il est rappelé que le choix par le contribuable de la voie fiscale la moins onéreuse est admis tant par les juges national et communautaire que par l’administration fiscale, qui en tire les conséquences de droit ».
Comment dès lors concilier, d’une part, cette validité du recours à une solution fiscalement non-pénalisante tout en menaçant, d’autre part, de sanctionner les actes poursuivant un objectif principalement fiscal ? C’est à ce travail d’équilibriste que les contribuables et leurs conseils devront se prêter d’ici à ce que le législateur précise ce dispositif… ou qu’il soit contraint par le juge constitutionnel de l’abroger.
Dans cette attente, nous invitons les contribuables à adopter une attitude prudente en se préconstituant, comme auparavant, la preuve de la ou des justifications autres que fiscales à la motivation de leurs opérations.