« Ce que j’essaie, c’est un renouvellement continu, vraiment continu, et ce n’est pas facile. Ma peinture, je sais ce qu’elle est sous ses apparences, sa violence, ses perpétuels jeux de force, c’est une chose fragile dans le sens du bon, du sublime. C’est fragile comme l’amour… » Nicolas de Staël, décembre 1954
Approximativement tous les vingt ans, c’est le temps qu’il faut pour (re)découvrir les œuvres de Nicolas DE STAËL (1914-1955). Le Musée d’art moderne de la Ville de Paris propose depuis quelques jours, et jusqu’au 21 janvier 2024, un nouveau regard sur le travail de l’artiste, vingt ans après le Centre Pompidou.
Avant la rétrospective de 2003, il y avait eu la Fondation Pierre Gianadda à Martigny en 1995, le Grand Palais en 1981 et cette grande exposition itinérante à travers les États-Unis en 1955, aux toiles de laquelle il travaillait encore le jour de sa mort… Les musées français ont finalement assez peu d’oeuvres du peintre sur leurs cimaises. C’est environ 200 œuvres, dont une majorité montrées en France pour la première fois (tableaux, dessins, gravures et carnets) que les commissaires Charlotte Barat-Mabille et Pierre Wat proposent de contempler, au long d’un parcours strictement chronologique.
Un parti-pris qui a le mérite de remettre en lumière les premières périodes du « Prince Foudroyé » souvent éclipsées par le travail des dernières années. Les multiples voyages tout feu tout flamme, qui lui permettent de déjà constituer un répertoire de couleur, les recherches formelles incessantes entre abstraction et figuratif, les mises à l’épreuve permanente de ses recherches sur la lumière, la matière, la composition.
Une création si dense et si changeante que chacune des 11 salles contient pour ainsi dire une année de travail. Le très riche catalogue met également en valeur la quête inquiète de l’artiste et convoque de précieux témoins qui accompagnent le propos. Anne de Staël sa fille aînée, et Pierre LECUIRE, l’ami fidèle, mettent en voix le parcours visuel de l’immense peintre.
Tout en Nicolas de Staël appelle un destin hors norme. Né à Saint-Pétersbourg, d’une lignée immémoriale de la noblesse allemande, il passe son enfance dans la sévère forteresse Pierre-et-Paul dont son père est vice-gouverneur. La révolution de 1917 contraint toute la famille à l’exil, et celui qui était destiné à devenir page du tsar se retrouve orphelin à 6 ans, ballotté de Pologne en Belgique.
Irrésistiblement attiré par l’art, il s’oppose à ses parents adoptifs et enchaîne les voyages où son œil absorbe et ses mains créent autant qu’elle détruisent leur production après coup. D’une prestance ahurissante, il ne passe pas inaperçu. Jeannine GUILLOU (1909-1946), également peintre, qu’il rencontre au Maroc en 1938, quitte son mari pour lui. Quand la France entre en guerre en 1939, il s’engage dans la Légion étrangère. C’est après la démobilisation qu’il commence a établir un réseau d’amis artistes et de galeristes, dont Jeanne Bucher ou Jacques Dubourg.
Jeannine Guillou engage un étudiant pour faire la classe à son fils Antek : Pierre Lecuire, profondément marqué par ses années au plus près de l’artiste, compile ses impressions dans un Journal des années Staël.Un document précieux pour comprendre l’impact des premiers tableaux abstraits de Staël, « si sensuels de couleurs, peints avec colère, mysticité et mécontentement, charnels avec des rouges de géraniums exacerbés et d’autres gris, verdâtres, bruns, assourdis, en cercles étroits, butés, et d’autres, dessins mystiques, rayonnants comme une rade éclairée de projecteurs avec Dieu qui tombe du ciel ou la ronde de nuit des atomes obscurs ». Cette décennie 1938-1947, très riche, reste largement éclipsée tant dans les musées que sous le marteau.
Cette Composition de 1947, vendue en mai 2012 chez Sotheby’s Paris est la seule de cette période à franchir le cap du million, excédant il est vrai largement l’estimation haute de près de 500 000$. Pierre Lecuire raconte une vie dans laquelle l’art prend toute la place, partout, tout le temps. Poussant sans cesse sa peinture dans ses derniers retranchements, l’artiste se torture, et se débat dans une situation financière catastrophique. Le destin du peintre maudit, jusqu’à son suicide à 41 ans, au moment même où un contrat d’exclusivité avec Paul Rosenberg, le célébrissime marchand d’art de New York, lui donne enfin notoriété et aisance matérielle.
L’atelier-refuge
« Faire toujours plus fort, plus aigu, plus raffiné, toujours plus absolu, avec au bout l’idée du chef-d’œuvre suprême qui serait fait d’une ligne et de vide »
Après la mort soudaine de Jeannine Guillou en 1946, Nicolas de Staël épouse Françoise Chapouton, qui assume la prise en charge de la vie quotidienne et des enfants : l’artiste a toute latitude pour se consacrer à la peinture. Sa fille Anne décrit à merveille la géographie particulière des lieux de création de son père, qui n’utilise pas de chevalet, pose les toiles _ souvent de très grands formats _ à même le sol. Elle se souvient de la haute silhouette recroquevillée parfois sur un petit fauteuil, se dépliant d’un coup et ajoutant dans le même geste ici et là, de la matière au couteau sur plusieurs supports à la fois. Comme un chef d’orchestre qui ravive, alternativement et simultanément, les instruments qui mettent en musique sa symphonie personnelle.
Nicolas de Staël ne peint pas d’après nature, ni en plein-air. Il se déplace sans cesse, au gré de ses recherches, voyage, s’imprègne et travaille la matière jusqu’à ce qu’elle accroche son paysage intérieur. Le peintre hypersensible qui se dit « gêné de peindre un objet ressemblant », se garde pourtant de prendre parti dans le débat qui fait rage entre l’abstrait et le figuratif : « Je n’oppose pas la peinture abstraite à la peinture figurative. Une peinture devrait être à la fois abstraite et figurative. Abstraite en tant que mur, figurative en tant que représentation d’un espace. » (1952) C’est donc l’espace qui lui importe, et surtout, comme MATISSE, KANDINSKY ou MONDRIAAN, l’espace-couleur. Les dernières années ont tendance à prendre toute la place dans la notoriété de Staël et dans son marché. L’horizon retrouvé des paysages de Sicile, la lumière particulière de la Provence, l’effervescence du Parc des Princes, tout le happe, tout l’inspire et les collectionneurs sont sensibles à une palette qui s’éclaircit, et à ses grands formats où évoluent des footballeurs. L’artiste compte près de 80 résultats millionnaires, majoritairement des œuvres post 1950 pour un marché qui, avec des ramifications notables aux États-Unis, reste majoritairement français.
Le parcours du MAM rappelle cependant qu’on aurait tort de ne se fier qu’à ces jalons de tragédie grecque et recentre le propos sur la recherche plastique de celui qui peignait pour vivre et se montrait incapable de peindre sur commande. Le marché de l’art pourrait ainsi dans les prochaines années redécouvrir le travail premières années, aussi capitales dans l’histoire de l’art que les dernières.
Croit-il ses propres mots lorsqu’il confie à son beau-fils Antek, quelques jours avant la fin, « Tu sais, je ne sais pas si je vais vivre longtemps. Je crois que j’ai assez peint. Je suis arrivé à ce que je voulais » ? Le troisième amour de sa vie, Jeanne Polge, se refuse à tout quitter pour lui. Le 16 mars 1955, Nicolas de Staël se jette de la terrasse de son atelier, laissant inachevée sa plus grande toile, Le Concert (Musée Picasso d’Antibes). Sur un rouge brûlant, le noir d’un piano et le jaune d’une contrebasse, désormais réduits au silence.