Le centenaire du Manifeste du surréalisme a propulsé les grands noms du mouvement vers de nouveaux sommets. Qu’en est-il pour les femmes? Ont-elles bénéficié du même élan que leurs homologues masculins ?
Cette année, le surréalisme s’est affirmé comme la valeur refuge incontournable. Le centenaire de son manifeste a propulsé son marché à des sommets, mené par le record spectaculaire de 121m$ obtenu pour une version majeure de L’Empire des lumières de René Magritte.
Après avoir exploré une première pluie de records dans notre premier épisode (“Centenaire du Surréalisme : les collectionneurs s’enflamment“), Artprice dévoile les noms des femmes du mouvement surréaliste dont les performances aux enchères se sont enflammées cette année.
L’art produit par des femmes : une tendance de fond
Un vaste mouvement de réévaluation des artistes femmes transforme le paysage de l’art depuis quelques années. Porté par les musées, les galeries, les collectionneurs et les maisons de ventes, ce tournant leur offre une visibilité inédite et une revalorisation économique tangible. En 2021, les œuvres d’artistes femmes ont enregistré des ventes annuelles dépassant le milliard de dollars, un cap maintenu trois années consécutives.
Rappel des faits : une histoire de sous-représentation
Longtemps reléguées aux marges, les artistes femmes ont vu leurs œuvres systématiquement minorées par les institutions. Aux États-Unis, les Guerrilla Girls dénoncent dès les années 1980 : “moins de 5% des artistes en art moderne au Met sont des femmes, mais 85 % des nus sont féminins.” En France, seulement 4 à 6% des références des Musées Nationaux en 2021 provenaient d’artistes femmes, contre moins de 2% au 19ᵉ siècle.
Ce déséquilibre a été mis en lumière dans les années 2010 par des initiatives comme l’association AWARE (créée en 2014 pour soutenir les artistes femmes du 20ᵉ siècle) et des études majeures, notamment celle de Maura Reilly en 2015, révélant par exemple que seulement un quart des rétrospectives de la Tate Modern concernaient des femmes. À la suite de cette étude, plusieurs institutions, à l’instar du MoMA et du Whitney, ont engagé des expositions et des campagnes d’acquisition ciblées.
Lire : Deuxième meilleure performance pour les artistes femmes (Rapport sur le Marché de l’art 2023)
Voir : Exposition “Making Space: Women Artists and Postwar Abstraction”, MoMA, 2017
Depuis une dizaine d’années, les œuvres réalisées par des femmes quittent les réserves pour occuper une place croissante dans les programmes d’expositions. Les maisons de ventes et les collectionneurs, eux aussi, s’inscrivent dans cet élan, s’efforçant de rétablir un équilibre tant attendu et de combler les écarts de valorisation sur le marché de l’art.
Une dynamique qui s’accélère
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2023, le volume d’œuvres d’artistes femmes adjugées avait doublé en cinq ans et triplé en une décennie. Christie’s, Sotheby’s et Phillips observent une demande croissante pour ces œuvres, accompagnée de fortes revalorisations. Cette année, le marché a particulièrement célébré celles qui ont marqué ce mouvement central du 20ᵉ siècle qu’est le surréalisme.
Cette année, les femmes surréalistes ont profité d’un double élan : la reconnaissance croissante des artistes femmes et la célébration du centenaire de leur mouvement. Après les records marquants de 2021 pour Frida Kahlo (34,9m$), Leonor Fini (2,3m$) et Valentine Hugo (1,34m$), puis de Dorothea TANNING l’année suivante (1,44m$), 2024 a été marqué par le spectaculaire sommet de 28,5m$ signé pour Leonora Carrington, mais celui-ci n’est pas venu tout seul.
Le cas Carrington : un triplé historique
Leonora Carrington réalise la surprise de l’année, avec plus de 45 millions de dollars générés aux enchères, dont un impressionnant 28,5m$ décroché pour Les Distractions de Dagobert (1945), vendue en mai 2024 chez Sotheby’s à New York. Cette composition envoûtante a suscité l’enthousiasme d’Eduardo F. Constantini, fondateur du Musée d’Art latino-américain de Buenos Aires, qui a fait preuve d’une détermination hors du commun et enchéri à plus du double de l’estimation basse de 12m$.
Cette vente propulse Carrington au sommet du marché, dépassant ses contemporains surréalistes masculins, tels que Max Ernst (record à 16,3m$) et Salvador Dalí (record à 21,67m$). En réalisant la meilleure adjudication de l’année pour une artiste femme, devant Yayoi Kusama et Joan Mitchell, elle s’affirme désormais comme une figure incontournable du marché de l’art.
L’enthousiasme ne s’est pas arrêté là. Le lendemain de la vente de Les Distractions de Dagobert, Sotheby’s bat un second record, plus discret, pour une sculpture de l’artiste. Le bronze de 67 cm, Nigrum (1994), part à 114 300$, un prix encore modeste en comparaison du record pour une sculpture de Max Ernst – qui fut le compagnon de Carrington – dont une œuvre s’est vendue 24,4m$.
Puis, six mois plus tard, lors des ventes de fin d’année à New York, CARRINGTON frappe un troisième grand coup. Une sculpture majeure de la collection Ertegun, La Grande Dame (1951), atteint 11,4m$ chez Christie’s, largement au-dessus de l’estimation de 5 à 7 millions de dollars. Son record pour une sculpture reste encore bien inférieur à celui de Max Ernst, mais il a été multiplié par près de 100 cette année !
Les autres performances à retenir
D’autres artistes féminines du mouvement ont également signé des performances remarquables, reflétant l’ascension continue de leur place sur le marché.
Voici quelques exemples marquants :
- Jane GRAVEROL explose à plus de 620 000$
Son œuvre La frôleuse (1969) a atteint 625 970$ chez Sotheby’s en octobre, quasiment le double de son estimation haute. - Une sculpture d’Eileen AGAR décuple son estimation
Sa sculpture The Muse Listening (vers 1940), mêlant cordes et coquillages, a décuplé son estimation pour atteindre 148 000$ chez Piasa en juin. - Jacqueline LAMBA approche désormais les 100 000$
La deuxième épouse d’André Breton, inspiratrice de “L’Amour fou” et d’un grand nombre de poème de Breton, a vu son objet Pour la poche, 3 mars 1935 (estimé au mieux à 16 000$) se vendre 99 000 $ chez Piasa. Pour la première fois, elle frôle les 100 000 $. - Remedios VARO obtient 4 millions pour une oeuvre de 44 centimètres
Un format modeste de Esquiador (Viajero) (1960) a atteint 4,17m$, largement au-dessus de son estimation de 1 à 1,5 million. - Une œuvre de Kay SAGE propulsée de moins de 10 000 $ à plus d’un million
La petite huile sur toile Other answers (1945, 40,5 x 33 cm) a littéralement doublé son estimation chez Sotheby’s Paris, atteignant 1,1 million de dollars. Une envolée spectaculaire pour une œuvre adjugée seulement 6 600 $ en 1986 chez Christie’s New York.
Claude Cahun et Solange Roussot dans Le Mystère d’Adam (1929)
Tirage argentique d’époque, 12 x 9 cm
Ader Paris, 07/11/2024 : 44 940 $
D’autres succès viennent compléter cette dynamique : la peintre Belge Rachel Baes établit un record pour une œuvre tardive (8 150$ pour La Couveuse de la nuit, 1979), tandis que la Franco-Tchèque Marie Čermínová (Marie Toyen) et l’Américaine Dorothea Tanning dépassent largement leurs estimations, sans toutefois établir de nouveaux records.
Pourtant, le potentiel reste immense pour certaines figures majeures du surréalisme. Claude Cahun, pionnièr.e queer dont les photographies travaillent l’identité de genre, demeure sous-représenté.e sur le marché. Centrée exclusivement en France, sa cote bénéficierait d’une exposition plus internationale.
De son côté, Dora Maar souffre encore d’une image réduite à celle de muse de Picasso. Son marché manque de dynamisme, mais cette situation offre des opportunités intéressantes : petits dessins autour de 500 $ ou tirages argentiques d’époque pour moins de 1 000 $.
Lire : Les artistes femmes surréalistes (AWARE)
Dora Maar et Claude Cahun comptent parmi les surréalistes ayant marqué l’histoire. Elles ont pourtant longtemps été reléguées à l’ombre de leurs homologues masculins. Aujourd’hui, les surréalistes sont réhabilitées par des expositions – comme The Milk of Dreams à la Biennale de Venise 2022 ou Surréalisme au féminin ? au musée de Montmartre en 2023 – et des publications essentielles. L’élan est indéniable, mais pour certaines d’entre elles, la validation par le marché des enchères reste un défi à relever, à suivre avec l’aide des analyses et graphiques d’artprice : démo gratuite.