Art brut : un marché de plus en plus intégré

19/09/2023 Par Artprice
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Longtemps rejeté pour sa naïveté, l’art brut est encensé par des collectionneurs de plus en plus nombreux pour sa sincérité.

 

L’art brut – dit “art outsider” en anglais – possède une riche histoire remontant à la première moitié du 20e siècle, lorsque quelques artistes d’avant-garde s’intéressent spécifiquement à l’art des enfants, des paysans et des handicapés. Il émerge plus formellement en 1945 sous l’impulsion du peintre français Jean Dubuffet qui définit ce champ par “des productions présentant un caractère spontané et fortement inventif, aussi peu que possibles débitrices de l’art culturel, ayant pour auteurs des personnes obscures, étrangères aux milieux artistiques professionnels”. L’art brut englobe ainsi des artistes sans éducation formelle, des hommes et des femmes souvent malades mentaux (art asilaire), parfois spirites (art médiumnique), toujours marginaux, dont la création n’a pas été lissée par les courants artistiques traditionnels.

 

Jean Dubuffet, qui voit dans ces œuvres une pureté et une originalité qui contrastent fortement avec la production artistique de son époque, découvre un grand nombre d’artistes bruts tels que Marguerite Burnat Provins ou Adolf Wölfli et collectionne des milliers de productions qu’il offre à la ville de Lausanne en 1976, faute d’avoir pu trouver un accord avec les grands musées parisiens dont les responsables émettent alors de grandes réserves quant à la pertinence d’intégrer ce type de créations aux collections officielles.

 

Les choses ont grandement évolué depuis… De nos jours, l’art brut n’est plus seulement du ressort d’institutions spécialisées comme la Collection de l’art brut à Lausanne ou l’American Folk Art Museum à New York. Il intègre depuis quelques années les collections permanentes de grands musées d’art moderne et contemporain tels que le Centre Pompidou à Paris (le collectionneur Bruno Decharme fit une importante donation de 921 œuvres à Beaubourg en 2021) ou le MoMA et le Met à New York. Il en va de même sur les foires internationales d’art contemporain comme l’ancienne Fiac (Paris) et l’Artco (Madrid) ou le galeriste spécialisé Christian Berst a souvent exposé des “outsiders”. En 2013, l’art brut occupe le devant de la scène lors de la 55e Biennale de Venise, qui met l’accent sur le travail d’artistes autodidactes exposés au coude à coude avec des stars de l’art contemporain tels que Bruce Nauman et Cindy Sherman. Pendant ce temps s’ouvre la première édition de la Outsider art fair à Paris, cette foire spécialisée lancée à New York il y a 30 ans, devenue un événement couru.

 

En repensant la place de cette expression plastique singulière dans l’histoire de l’art, les acteurs culturels des sphères publique et privée ont dépouillé l’art brut des préjugés et l’ont  sorti de sa catégorie de niche. Aujourd’hui, les vendeurs d’art brut ne sont plus forcément des marchands spécialisés puisqu’un galeriste comme David Zwirner s’occupe par exemple de la succession de Bill Traylor, et les acheteurs ne sont plus seulement des collectionneurs exclusifs d’art brut, comme en témoigne le dernier prix de dessin remis par les collectionneurs français Daniel et Florence Guerlain, un prix qui mettait pour la première fois à l’honneur trois artistes apparentés à l’art brut (Pascal Leyder, Mehrdad Rashidi et Melvin Way). L’art brut sort donc de plus en plus de la marge pour intégrer des collections américaines et européennes de premier plan.

 

Évolution de l’indice des prix de Bill Traylor (copyright Artprice.com)

 

Un segment en forte croissance

Les adjudications conséquentes se sont multipliées au cours des 10 dernières années, notamment avec Henry DARGER, dont une large création était vendue 749 600$ chez Christie’s en décembre 2014, William EDMONDSON qui a atteint un sommet similaire en 2016 pour une sculpture de boxeur (785 000$, Christie’s à New York) et Adolf WÖLFLI, dont un dessin culmine à 795 000$ depuis une vente réalisée chez Sotheby’s en octobre 2018.

 

Christie’s a grandement contribué à établir le marché des œuvres d’art d’artistes autodidactes avec une série de ventes aux enchères consacrées à cette catégorie – Outsider and Vernacular Art – depuis le tournant du millénaire. Ces ventes ont été le théâtre de plusieurs records d’artistes outsider dont celui de Bill TRAYLOR établi à 507 000$ en 2020, ou celui de Judith SCOTT dont une sculpture est partie pour 52 500$ en 2021, contre une estimation haute de 30 000$.

 

Le marché est aussi très actif en France, où plusieurs maisons de ventes (dont Tajan et Rouillac) intègrent des pièces d’art brut dans leurs sessions d’art moderne généraliste, tandis que des sociétés organisent des ventes entièrement dédiées à ce type de créations.

 

Séraphine de Senlis, Marguerites (1931), 160 000$

 

Artprice revient ici sur les récents résultats d’adjudications de quelques figures emblématiques de l’art brut :

Séraphine DE SENLIS vient de signer sa deuxième meilleure adjudication cette année, pour un tableau de Marguerites (1931) cédée à plus de 160 000$ contre une mise à prix à 12 000$.

Bill TRAYLOR : plus de 640 000$ d’œuvres de cet artiste afro-américain né esclave sont déjà vendues aux enchères depuis le début de l’année 2023, dont un petit dessin de 14 x 22 cm cédé pour 252 000$ chez Christie’s.

Adolf WÖLFLI : les maisons de ventes new-yorkaises disputent les dessins de l’artiste aux sociétés de ventes en Suisse, d’où l’artiste est originaire. Son œuvre de vingt-cinq mille pages n’est pas monnaie courante en salles des ventes.

Augustin LESAGE : sa grande Composition symbolique et décorative sur la Haute et Basse Egypte a presque doublé son estimation haute en mars dernier chez Millon & Associés à Paris, en partant pour 81 220$.

Henry J. DARGER a dépassé les 500 000$ aux enchères à cinq reprises ces dernières années pour des compositions de grandes dimensions. En 2023, un petit dessin d’une quinzaine de centimètres s’est arraché pour 107 100$ chez Christie’s (Eagle Headed Blengin).

Eugène GABRITSCHEVSKY étant encore confidentiel, il offre des opportunités d’achat très attractives dont un lot de trois dessins vendus seulement 252$ chez Christie’s en début d’année (Blue Figures). Ses œuvres ont pourtant déjà été exposées à la Maison Rouge à Paris, à la Collection de l’art brut à Lausanne et à l’American Folk Art Museum à New York.

Franz KERNBEIS est lui aussi méconnu des collectionneurs américains et européens en dehors de l’Autriche d’où il est originaire. C’est un artiste abordable dont le dernier dessin vendu en date plafonne à 1 390$ chez Christie’s New York.

 

Adolf Wölfli, Der San Salvathor (1926), 795 000$

 

En créant en-dehors des normes culturelles de la société dans laquelle ils vivent, les auteurs d’art brut offrent des productions en marge des tendances artistiques conventionnelles ou à la mode. En faisant fi du jugement qu’on peut avoir sur leurs œuvres et de leur valeur marchande, ils interrogent le rapport de l’homme à la liberté créative, à ce qui définit la culture et, plus largement, la société. C’est certainement cet espace de liberté et d’accueil de la singularité qui constitue, aujourd’hui, une respiration essentielle pour des collectionneurs cherchant à élargir leurs horizons.

Communiqué d'Artprice