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Marché de l'art

Art021 Pékin braque les projecteurs sur les artistes femmes

Alors que la foire Art021 s’installe durablement à Pékin, cinquième place mondiale du marché de l’art, elle consacre cette édition à un thème brûlant : la visibilité des artistes femmes. Rencontre croisée avec l’artiste-curatrice Xiao Ge, engagée de longue date sur cette question, ainsi que Marina Fedorova et Peng Wei.

 

La foire Art021, rendez-vous incontournable à Shanghai, prend de l’ampleur à Pékin, où elle entend conjuguer exigence artistique, innovation et adaptation aux attentes du public chinois. Pour cette édition, la foire moderne et contemporaine innove avec un forum consacré au thème : « Féminisme et artistes féminines », affirmant son rôle prescripteur sur le marché asiatique.

 

Alors que la demande pour les œuvres d’artistes femmes explose – avec un bond de +98 % en dix ans selon Artprice, et un chiffre d’affaires dépassant le milliard de dollars depuis 2018 –, leur visibilité dans les grands classements reste encore marginale. En Chine, les foires s’emparent peu à peu du sujet, comme en témoigne cette prise de position affirmée d’Art021 Pékin.

 

À travers ces trois entretiens, Marina Fedorova et Peng Wei livrent leur expérience avec sensibilité, tandis que Xiao Ge, également curatrice, éclaire l’évolution des mentalités et les obstacles qui freinent encore, en Chine comme ailleurs, la pleine reconnaissance des artistes femmes.

 

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Le point de vue de XIAO Ge

Xiao GeArtiste, commissaire d’exposition et figure des médias, Xiao Ge dirige Phoenix Art et le Phoenix Center. Elle a également dirigé des projets majeurs en tant que commissaire d’exposition, du projet à grande échelle du parc Zhongshan de la Biennale de Shanghai en 2011 au « Grand Canal », événement collatéral de la 55e Biennale de Venise en 2013, qui a joué un rôle déterminant dans la reconnaissance du Grand Canal de Chine comme site du patrimoine mondial de l’UNESCO.

 

Selon vous, quels sont aujourd’hui les principaux obstacles auxquels les artistes femmes continuent de se heurter, en Chine comme à l’international ?

En tant que commissaire d’exposition engagée depuis longtemps dans les questions de genre dans le monde de l’art, j’ai pu observer l’évolution des artistes femmes chinoises au fil de nombreuses expositions collectives : d’une “absence collective” à une “émergence remarquable”. Historiquement, les femmes ont souvent été exclues du système professionnel de l’art, en raison de rôles sociaux qui leur étaient imposés, notamment les obligations familiales. Ces inégalités structurelles ont limité leur pratique artistique et perpétué un déséquilibre profond dans la répartition des ressources.

Aujourd’hui, les artistes femmes sont de plus en plus visibles, tant dans les expositions que dans les médias ou sur le marché de l’art, en Chine comme ailleurs. Mais le principal défi s’est déplacé : il ne s’agit plus tant d’une absence que d’une question de perception. Trop souvent, leur travail continue d’être interprété à travers des prismes identitaires restreints. L’enjeu central est désormais de savoir si le système artistique leur donne réellement l’autonomie d’exprimer librement leurs idées et de poser des questions critiques.

En Chine, les représentations traditionnelles de la division des genres influencent encore, de manière plus ou moins subtile, la distribution des opportunités et des ressources. Ce n’est pas une question de compétence, mais bien de biais structurels ancrés dans les récits historiques, les institutions et les logiques de marché. Par exemple, les manuels d’histoire de l’art les plus couramment utilisés accordent très peu de place aux artistes femmes, ce qui prive les jeunes générations de repères. À l’échelle internationale, l’histoire de l’art occidentale a elle aussi longtemps marginalisé les femmes, en raison d’un discours essentiellement masculin.

Ainsi, même si les artistes femmes ont aujourd’hui davantage d’occasions de s’exprimer, elles ne disposent pas encore pleinement du pouvoir de définir ce qu’elles veulent dire, ni comment elles souhaitent le dire. C’est là un problème structurel plus profond, auquel le monde de l’art contemporain doit encore s’attaquer.

Pensez-vous que l’environnement soit aujourd’hui plus favorable pour les jeunes artistes femmes en Chine qu’au début de votre carrière ?

 

Dans l’ensemble, oui, l’environnement actuel est nettement plus favorable. Les jeunes artistes femmes accèdent plus tôt aux institutions, disposent de plateformes d’exposition plus variées, d’un public plus large, et d’un espace d’expression plus vaste. Dans de nombreuses académies d’art, elles sont même devenues majoritaires, ce qui est un changement encourageant à ne pas sous-estimer.

Cela dit, leur intégration dans le système s’accompagne aussi d’un processus rapide de catégorisation et de marchandisation. En ce sens, l’“ouverture” actuelle ne garantit pas une véritable liberté. Tout en construisant leur propre langage artistique, ces artistes doivent affronter des projections réductrices sur ce que “l’art féminin” devrait être. Le contexte semble plus permissif, mais il est en réalité de plus en plus complexe et chargé de tensions.

Le contexte semble plus permissif, mais il est en réalité de plus en plus complexe et chargé de tensions.

Les jeunes artistes femmes ne se battent plus tant pour être entendues, que pour rester lucides et fidèles à leur intégrité intellectuelle et artistique, au milieu d’un tumulte de récits concurrents. Elles doivent apprendre à discerner, à filtrer, et à tenir sur la durée, dans une pratique artistique résiliente.

Enfin, quel conseil donneriez-vous à une jeune artiste femme qui souhaite faire sa place dans le monde de l’art, en Chine ou ailleurs ?

Je dirais ceci : une carrière artistique est un marathon, pas un sprint. Il est tout à fait acceptable d’avancer lentement, tant que le parcours est profond et porteur de sens. Ayez le courage d’inventer votre propre vocabulaire. Ne vous contentez pas de reproduire les modèles occidentaux, mais ne vous enfermez pas non plus dans les limites imposées d’une supposée “esthétique orientale”. La vraie indépendance, c’est d’être une artiste qui ne se laisse pas définir par des étiquettes, ni réduire à un “profil” institutionnel.

Par ailleurs, malgré les acquis des mouvements féministes et la prise de conscience croissante autour de l’égalité des genres, les structures patriarcales restent profondément ancrées dans le monde de l’art. J’encourage donc les jeunes artistes à ne pas chercher uniquement la reconnaissance à travers des récits genrés. Le genre est une réalité, mais les inégalités qui l’accompagnent doivent être activement déconstruites, par la pensée critique, la pratique et la création.

Peut-être qu’un jour, nous n’aurons plus besoin de parler des “obstacles rencontrés par les artistes femmes”. Le jour où le genre ne sera plus un critère à souligner sera aussi celui où nous aurons véritablement progressé.

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Le point de vue de Marina Fedorova

Marina FedorovaMarina Fedorova est une artiste figurative basée à Munich, dont le travail explore l’intersection entre l’art, la technologie et la vie urbaine moderne. À travers un langage visuel poétique, elle mêle récits oniriques, esthétique futuriste et imaginaire digital. Ses compositions, empreintes d’émotion, évoquent à la fois l’intimité des instants du quotidien et les vastes possibilités d’un avenir imprégné de technologies. Fedorova a exposé à l’international lors de foires d’art majeures, dont ART021 Shanghai, et présenté une exposition personnelle au Baolong Museum de Shanghai.

 

Vous avez exposé dans de nombreux pays, notamment en Chine lors de ART021 Shanghai. Quelles impressions gardez-vous de la réception de votre travail par le public chinois ?

Le public chinois a manifesté une profonde connexion émotionnelle et intellectuelle avec mon travail. J’ai toujours été impressionnée par son ouverture aux idées contemporaines et sa grande sensibilité, tant sur le plan visuel que conceptuel. À chaque fois que j’ai présenté Cosmodreams en Chine, j’ai été touchée par la facilité avec laquelle les visiteurs entraient en résonance avec des thèmes comme la conscience écologique, la féminité ou encore l’imaginaire futuriste. Leur enthousiasme pour les formats interactifs – notamment la réalité augmentée et les éléments numériques – fait de la Chine un terrain particulièrement stimulant pour la narration immersive en art.

 

Vous vivez en Allemagne et exposez à l’international. Comment cette expérience interculturelle a-t-elle influencé votre perception du lien entre l’art et le lieu ?

Vivre en Allemagne et interagir avec des cultures diverses m’a appris que, si l’art s’enracine profondément dans l’identité personnelle et nationale, il possède aussi un langage universel. Mon héritage russe influence inévitablement mes instincts visuels et narratifs – qu’il s’agisse de mythologie, de littérature ou d’histoire de l’exploration spatiale – mais je me considère comme une artiste cosmopolite. L’expérience interculturelle élargit ma palette de références et approfondit ma compréhension de ce qui touche les gens au-delà des frontières. Elle confirme que les émotions, les métamorphoses et la quête de sens sont des expériences humaines partagées, quel que soit le contexte géographique.

J’ai un profond respect pour la tradition et la culture chinoises. Il y a quelque chose de profondément émouvant dans la manière dont la philosophie, l’art et la littérature chinoises laissent une place à la fois à la mémoire et à l’innovation. J’apprécie tout particulièrement l’art contemporain chinois, qui tisse souvent un lien subtil entre sagesse ancienne et expression moderne, de façon élégante et stimulante. J’admire cette capacité des artistes et écrivains chinois à honorer l’esprit du passé tout en le réinventant avec audace pour l’avenir — cet équilibre entre héritage et créativité tournée vers demain résonne profondément avec ma propre vision artistique.

Selon vous, quels sont les grands défis auxquels les artistes – notamment ceux qui s’adressent à un public mondial – doivent faire face dans le monde de l’art actuel ?

 

L’un des principaux défis aujourd’hui est de concilier authenticité et accessibilité. Dans une scène artistique mondialisée, on peut facilement ressentir la pression d’adapter sa voix aux tendances du moment ou aux attentes du marché. Pour moi, il est essentiel de rester sincère et fidèle à mon propre langage artistique, même lorsque j’aborde des thèmes universels comme la technologie, la nature ou la féminité.

“L’un des principaux défis aujourd’hui est de concilier authenticité et accessibilité.”

Un autre défi réside dans la vitesse et la saturation du contenu numérique. Les plateformes comme les réseaux sociaux peuvent certes amplifier la visibilité, mais elles ont aussi tendance à réduire les œuvres complexes à de simples impressions rapides. Je crois qu’il est important de préserver le mystère et la profondeur – de laisser de l’espace pour que les spectateurs découvrent et méditent, plutôt que de tout livrer instantanément.

Enfin, il y a ce dialogue en constante évolution entre tradition et innovation. Les artistes d’aujourd’hui doivent apprendre à honorer les médiums classiques tout en explorant les outils numériques. Je ne vois pas cela comme une contradiction, mais comme une expansion enthousiasmante des possibles en art.

 

Le point de vue de Peng Wei

Peng Wei

 

Artiste basée à Pékin, Peng Wei allie la finesse des traditions picturales chinoises à une approche contemporaine et conceptuelle. En mêlant peinture à l’encre, matériaux inattendus et réflexions sur la féminité, la mémoire et la mondialisation, elle réinvente l’esthétique classique tout en la questionnant avec subtilité.

 

Votre travail établit souvent un dialogue entre tradition et contemporanéité, en faisant appel à des matériaux inattendus. Comment ce va-et-vient a-t-il façonné l’orientation conceptuelle et esthétique de votre pratique ?

Pour moi, le point de départ de toute série émerge de façon organique, souvent par hasard. Mon processus créatif ne suit jamais un concept prédéfini, il découle plutôt d’émotions immédiates, d’expériences vécues ou de défis personnels du moment. Je n’ai jamais considéré la tradition et la contemporanéité comme deux catégories opposées. En réalité, lorsque j’entends les termes “traditionnel” ou “contemporain”, mon réflexe est de les interroger. Pour moi, ce sont des sortes de mirages — des étiquettes éphémères qu’il faut ancrer dans le tangible : un vêtement de la dynastie Han, un rouleau de paysage, une paire de chaussures féminines ou un mannequin en plastique dans une vitrine.

“Lorsque j’entends les termes “traditionnel” ou “contemporain”, mon réflexe est de les interroger.”

Lorsque j’utilise ou observe ces éléments, je ne distingue ni le vieux du neuf, ni le noble du trivial. Tous coexistent dans mon processus créatif, chacun apportant sa voix, sa texture. Leurs significations sont fluides, déterminées non par la chronologie ou la hiérarchie, mais par la résonance et la pertinence du moment.

Pensez-vous que cette tension entre tradition et innovation influence la manière dont les collectionneurs ou les institutions interprètent et abordent votre travail ?

 

Je ne cherche pas à anticiper la manière dont collectionneurs ou institutions perçoivent mon travail. Très souvent, j’ai déjà du mal à me comprendre moi-même. Je suis attirée autant par ce qui est profondément traditionnel que par ce qui est résolument contemporain. Je cherche sans cesse un point d’équilibre entre passé et présent.

En réalité, c’est souvent dans le passé que je vis les expériences les plus intenses, les plus saisissantes. Il détient un pouvoir de surprise — parfois même plus grand que le présent ou l’avenir.

Vos œuvres figurent aujourd’hui dans de nombreuses collections publiques et privées. Au-delà du raffinement formel, de quelles manières — à travers les sujets, les matériaux ou les concepts — pensez-vous que votre pratique crée un lien plus profond et durable avec les collectionneurs ?

 

Je ne perçois pas la forme, le sujet, les matériaux ou les concepts comme des éléments séparés. Ce n’est que lorsqu’ils entrent en résonance que j’ai le sentiment d’avoir touché quelque chose d’essentiel. Prenons par exemple ma série Letters from a Distance. Elle est née de mon affection pour les livres faits main et les rouleaux ou albums traditionnels chinois. À mes yeux, ils s’apparentent à de petites installations minutieusement façonnées.

Pour honorer ce format, j’ai dû composer des œuvres longues et continues — des scènes successives, parfaitement adaptées à la peinture de paysage chinoise. Mon bagage technique m’a permis de maîtriser cette structure du rouleau. Mais cela ne suffisait pas à justifier une nouvelle série. Elle a véritablement pris forme lorsque j’ai découvert des lettres écrites par des artistes femmes occidentales. Les transcrire dans mes rouleaux, en lieu et place du colophon traditionnel, a été une révélation : c’était le véritable point de départ du projet.

Je me suis alors rendu compte que le livre artisanal, le paysage de lettré et la lettre d’artiste occidentale étaient tous trois des formes en voie de disparition. Chacune m’a profondément marquée, éveillant quelque chose d’enfoui dans la mémoire. J’ai ressenti une résonance émotionnelle profonde avec chacun de ces éléments.

Je crois que cette résonance demeure tapie dans les différentes strates d’une œuvre — tissée dans ses détails, qui interagissent ensemble. Bien sûr, j’espère que les collectionneurs ou les spectateurs ressentent une connexion durable et profonde avec mon travail, car je m’y investis totalement. Mais cela reste, au fond, un simple espoir.

Enfin, pourriez-vous partager un moment particulièrement marquant de votre parcours artistique ?

En 2009, j’ai entretenu pendant plus de six mois une correspondance avec le collectionneur suisse Uli Sigg à propos de ma série Traces of Stones. Ce fut une expérience rare et profondément enrichissante. À travers ses questions précises et persévérantes, j’ai vécu pour la première fois un véritable échange de fond avec un collectionneur. J’ai été touchée par le sérieux avec lequel il aborde la collection.

Cette conversation soutenue m’a permis de clarifier mes propres idées sur de nombreux sujets : ma méthodologie artistique, mes préférences esthétiques, le dialogue entre Orient et Occident, entre tradition et contemporanéité. Avant cela, j’avais rarement expliqué mon travail à des collectionneurs. Mais Uli Sigg m’a convaincue. Il m’a confié qu’il se voyait non seulement comme un collectionneur, mais aussi comme un chercheur de sa collection. Pour lui, la voix de l’artiste est essentielle. Une fois qu’une œuvre entre dans sa collection, il devient lui aussi un narrateur de son histoire.

Publié le mercredi 21 mai 2025 par Artprice

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