Quelques mois après son record mondial à plus de 12 millions de dollars, retour (non exhaustif) sur les muses féminines de Man Ray et la genèse de quelques clichés parmi les plus célèbres de l’histoire de la photographie.
Emmanuel Radnitzky, alias MAN RAY, naît en 1890 à Philadelphie aux Etats-Unis. Il passe son enfance à New York et fréquente la Modern School du Ferrer Center puis travaille avec Marcel Duchamp qui incarne alors le dadaïste new-yorkais. En 1921, Duchamp accueille Man Ray à son arrivée à Paris et l’introduit auprès d’Aragon, Breton, Éluard, Fraenkel, Picabia, Ribemont-Dessaignes et Tzara, le cercle des futurs surréalistes. Il fait aussi la rencontre déterminante de Kiki de Montparnasse, sa première grande muse. À Paris, Man Ray délaisse la peinture pour se plonger dans la photographie, avec un enthousiasme et une créativité qui vont révolutionner à la fois la photo de mode mais aussi le langage photographique lui-même.
À l’heure où il réalise ses premières photographies de mode pour Paul Poiret en 1922, photographies dont la publication dans les magazines contribue à le faire connaître, Man Ray développe déjà la rayographie, une technique grâce à laquelle il crée des images sans utiliser l’appareil photo. Les premières reproductions de ses photographies apparaissent la même année dans la revue Littérature, fondée par Aragon, Breton et Soupault. En 1922 toujours, Aragon intègre officiellement “Man Ray, grand photographe” à son panthéon de l’année. Lorsque le surréalisme est proclamé en 1924, Ray intègre le groupe comme un véritable artiste et collaborateur. L’année suivante, il présente ses œuvres à la première exposition surréaliste de la galerie Pierre, à Paris.
André Breton disait de Man Ray qu’il avait “la tête d’une lanterne magique” et qu’il était ”le poète qui écrit avec la lumière”. Cet explorateur insatiable est aussi considéré comme le photographe le plus inventif du 20e siècle, via l’exploitation du rayogramme, de la solarisation, la surimpression, le photomontage ou lorsqu’il dessine directement sur ses tirages. En inventant de nouvelles façons de représenter les corps et les visages, il a bousculé les genres du nu et du portrait et totalement repoussé les limites – techniques et symboliques – de l’image photographique.
“En matière d’effets photographiques, c’est lui qui va sortir du cadre et ouvrir le champ des possibles.” Xavier Rey, du musée Cantini de Marseille (2019)
Si Man Ray a photographié de nombreux artistes, écrivains, penseurs mais aussi des anonymes, sa première source d’inspiratoin est la femme dans ses déclinaisons photographiques. Il a solarisé Meret Oppenheim et Juliette Gréco, fait poser Elsa Schiaparelli, Nusch Eluard, Dora Maar, la Comtesse de Beauchamp, les collectionneuses Peggy Guggenheim et Gertrude Stein, pour ne citer que quelques femmes incontournables de son entourage. D’autres furent des muses immenses avec lesquelles il partagea quelques années de sa vie tout en réalisant des images parmi les plus marquantes de l’histoire de la photographie.
L’artiste et ses muses
L’expérience photographique scande la vie sentimentale de Man Ray. Plusieurs femmes répondent à l’amour absolu et ensorcelé du maître et de son œuvre : de Kiki de Montparnasse, son premier amour parisien, en passant par la sublime Lee Miller, mannequin et photographe, à Juliet Browner, complice jusqu’au dernier jour.
Kiki de Montparnasse (1901-1953) : muse de Noire et Blanche et du Violon d’Ingres
Le dos nu arborant les ouïes d’un violon de cette photographie iconique appartient à Alice Prin, connue sous le nom de Kiki de Montparnasse, chanteuse, danseuse, gérante de cabaret, mais aussi muse de nombre d’artistes et peintre elle-même. La “Reine de Montparnasse” devient la première amante du photographe à Paris et pose pour lui dès 1921. C’est elle qui inspire à Man Ray deux des photographies les plus célèbres du 20e siècle, les plus ancrées dans la mémoire collective : Noire et Blanche et le Violon d’Ingres.
Dans Noire et Blanche, une photographie de 1926, la teinte ivoire du visage de Kiki est présenté en regard du noir ébène d’un masque africain. Les yeux fermés, la Muse Kiki fait explicitement référence à la Muse endormie du sculpteur Constantin Brancusi.
D’un surréalisme espiègle, Le Violon d’Ingres fait directement référence à la célèbre Baigneuse Valpinçon du peintre français Jean-Auguste-Dominique Ingres, que Man Ray admirait. Man Ray joue aussi avec l’expression populaire “avoir un violon d’Ingres”, un hobby, convoqué par l’image érotisée de Kiki, première amante du peintre à Paris. Le photographe évoque ainsi le thème de “l’amour fou” qu’André Breton développe dans l’ouvrage éponyme de 1937.
En mai 2022, Le Violon d’Ingres est devenu la photographie la plus chère du monde, en se s’arrachant pour 12,4 millions de dollars chez Christie’s à New York. L’envergure du résultat a dépassé tous les pronostics, le tirage ayant été annoncé entre 5 et 7 millions de dollars, mais sa qualité a provoqué une escalade d’enchères pendant dix longues minutes. Cette vente marque un tournant important dans la valorisation des grandes photographies du 20e siècle, dont la production de Man Ray autour de laquelle la demande s’agite plus que jamais.
Aux enchères
Gamme de prix pour Le Violon d’Ingres (1924)
De moins de 1 000$ pour un tirage posthume de 2010 sur 50 exemplaires à plusieurs millions de dollars, le record ayant été établi à 12,4m$ le 15 mai 2022 chez Christie’s New York (Le Violon d’Ingres).
Gamme de prix pour Noire et blanche (1926)
Autour de 15 000$ pour un tirage posthume par Pierre Gassmann et jusqu’à quatre millions de dollars pour un tirage argentique d’époque en provenance de la collection de Kiki de Montparnasse. Ce record a d’ailleurs été enregistré récemment : le 17 novembre dernier chez Christie’s New York (Noire et Blanche).
Lee Miller (1907-1977)
Lee Miller, icône de la mode, mannequin déjà célèbre, frappe à la porte de Man Ray en 1929, déterminée à ce qu’il lui enseigne la photographie. Elle sera son assistante, sa muse et sa compagne jusqu’en 1932. Ensemble, ils découvrent par hasard la technique de la solarisation. Lee Miller aurait allumé la lumière de la chambre noire par accident, suite à quoi une série d’images aux contours baignés d’un halo lumineux seraient nées. Plus tard, devenue journaliste, Lee Miller sera la première correspondante de guerre du Vogue britannique.
Aux enchères
La photographie la plus coûteuse de Lee Miller a été vendue l’an dernier, suivant la hausse des prix de Man Ray suite au record à plus de 12 millions du Violon d’Ingres : l’image saisit le profil de Lee dessiné par la lumière. Vendue 378 000$ en octobre 2022 par Christie’s, elle s’est payée plus de deux fois son estimation haute (Lee Miller).
La photographie la plus célèbre représentant Miller est Erotique voilée (1933), dont un tirage au gélatino-bromure d’argent atteignait 284 800 $ en 2005. Ce même tirage partirait certainement au double de ce prix aujourd’hui (Erotique voilée).
Adrienne Fidelin (1915-2004)
La belle guadeloupéenne arrive dans un Paris en pleine ébullition après le passage d’un cyclone meurtrier aux Saintes en 1928. Elle y devient danseuse, fréquente le fameux Bal Nègre de la rue Blomet, côtoie la diaspora antillaise. Lorsqu’elle rencontre Man Ray en 1934, elle devient sa nouvelle muse, son modèle, sa compagne. Il a 46 ans et elle, une petite vingtaine d’années. Man Ray l’a photographiée plus de 400 fois. Pourtant, son image est moins connue que celles des autres muses et Man Ray… Son idylle avec Man Ray dure jusqu’à l’occupation nazie en 1940. D’origine juive, Man Ray s’embarque alors pour les États-Unis sans Adrienne qui renonce au départ et s’installe à Albi. À une époque où les photos de modèles noirs sont interdites dans les magazines, Ady entre dans l’histoire avec quatre photographies sélectionnées pour illustrer un article intitulé “Le Bushongo de l’Afrique envoie ses chapeaux à Paris”, paru en 1937 dans Harper’s Bazaar. Cela fait d’Ady le premier modèle noir à apparaître dans un magazine de mode américain.
Aux enchères
Les photographies d’Ady sont assez rares mais leur cote est en train de croître : en 2021, un très beau portrait déculplait son estimation pour partir autour de 38 000$, ce qui reste un prix bien plus abordable que pour les clichés célèbres représentant Lee Miller ou Kiki de Montparnasse (Ady Fidelin, Christie’s Paris, le 2 mars 2021).
Juliet Browner (1911-1993)
Man Ray s’installe à Hollywood en août 1940 où il rencontre Juliet Browner, une danseuse de 28 ans. Il épouse sa nouvelle muse à la beauté orientale en octobre 1946 lors d’une double cérémonie avec Dorothea Tanning et Max Ernst. Pendant les onze années passées aux Etats-Unis, il photographie beaucoup Juliet et expose sur la cote Ouest comme sur la cote Est. En 1951, Juliet & Man Ray s’installent à Paris où ils vivent jusqu’à la mort de Man Ray en 1976, à l’âge de 86 ans. Pendant 30 ans, Man Ray a photographié les mains de Juliet, son corps nu, son visage. Il l’a mise en scène “masquée”, visage maquillé, couvert de boue ou portant un bas en guise de masque.
Au début des années 1950, Man Ray cherche à faire éditer un livre en hommage à Juliette. Le marchand d’art Giorgio Marconi parviendra à publier l’ouvrage dont rêvait Man Ray, mais en 1981 seulement, soit après la mort de l’artiste, sous le titre “Les cinquante visages de Juliet”.
Aux enchères
En mars 2021, le visage de Juliet statufié par de la boue issu de la Collection Lucien et Edmonde Treillard, signé daté ‘Man Ray 1950”, se vendait 19 600$ chez Christie’s à Paris. (Juliet, portrait ancien et nouveau, 1950, ID 23222655) mais les enchères ont grimper jusqu’à 75 000$ en 2018, pour un double portrait de Juliet et Margaret portant des masques (Juliet and Margaret in masks, Los Angeles, Christie’s NY).
L’une des images les plus troublantes et érotisées de Juliet – Juliet in stocking mask (5 x 5 cm) – valait autour de 6 000$ en 1995. La valeur actualisée de ce rare cliché est de l’ordre 15 000$ aujourd’hui. Portant un bas noir transparent sur le visage, Juliet se mue en fantasme érotique. Si cette image fétichise Juliet et évoque les prédilections sexuelles d’un Sade admiré par Man Ray, elle convoque aussi les recherches de Breton qui annoncera, dans son Manifeste surréaliste “La beauté convulsive sera érotique voilée, explosante-fixe, magique circonstancielle ou ne sera pas”.
Vente à venir : collection de Jacqueline Barsotti-Goddard chez Bonhams à Paris, le 29 mars 2023
Sous le titre “La Révolution Surréaliste”, Bonhams-Cornette de Saint Cyr propose, le 29 mars prochain, une large sélection de peintures et d’œuvres d’art du mouvement surréaliste, dont des photographies de Man Ray issues de la collection de Jacqueline Barsotti-Goddard. Complètement fraîches et inédites sur le marché, la collection a été offerte par Man Ray à Jacqueline au cours des années en reconnaissance de leur longue amitié et de leurs collaborations créatives. Un Portrait de Jacqueline (estimation de 8 000 à 12 000 €) et un Portrait de Lee Miller solarisé (estimation de 7 000 à 10 000 € ) sont notamment proposés pour cette vente.