Tandis que le marché mondial ralentit, les artistes vietnamiens tracent leur propre trajectoire. Records en série, demande accrue, visibilité renforcée : leur ascension ne faiblit pas, attisant la convoitise des collectionneurs comme des maisons de ventes.
Les artistes vietnamiens s’imposent désormais comme des figures montantes du marché de l’art. Leur cote grimpe, les enchères s’envolent et la concurrence s’aiguise entre maisons françaises et acteurs internationaux.
Pourquoi un tel engouement ? Quelles figures clés, quelles places de marché portent cette dynamique ? Artprice décrypte un succès aussi singulier que soutenu, à rebours des turbulences ambiantes.
L’essor économique du Vietnam dope le marché de l’art
En dix ans, les ventes d’œuvres vietnamiennes aux enchères ont connu une envolée spectaculaire : leur produit a été multiplié par cinq, passant de 10 millions de dollars en 2014 à 49,1 millions en 2024. Le nombre de lots vendus suit la même dynamique, avec une progression de plus de +230 % sur la période. Cette croissance reflète à la fois une redécouverte identitaire portée par une volonté affirmée de valorisation culturelle, et le dynamisme économique du pays.
Le Vietnam s’impose aujourd’hui comme l’une des puissances montantes d’Asie du Sud-Est. Depuis les grandes réformes amorcées dans les années 1990, le pays a connu une transformation radicale, passant de l’extrême pauvreté à un statut de revenu intermédiaire. En 2024, sa croissance économique dépasse les 7 %, propulsant le Vietnam parmi les économies les plus dynamiques, aussi bien à l’échelle régionale que mondiale. Cette vitalité alimente l’émergence d’une classe moyenne ambitieuse et de fortunes privées soucieuses d’affirmer leur identité culturelle et patrimoniale.
C’est dans ce contexte de renouveau économique que le marché de l’art vietnamien a pris son envol. À l’image de la Chine quelques années auparavant, un véritable mouvement de rapatriement des œuvres se dessine, alimenté par un nouveau public de collectionneurs nationaux, jeunes et enthousiastes, âgés principalement de 30 à 50 ans. Ces derniers sont autant attirés par la valeur symbolique que par le potentiel spéculatif de ces pièces, faisant de l’art vietnamien un investissement prisé.
Pourquoi le marché français reste central pour l’art vietnamien
Alors que le marché de l’art vietnamien prend de l’ampleur à l’échelle mondiale, la France joue un rôle central dans sa redécouverte et sa valorisation. L’année 2024 marque un tournant, avec le centenaire de l’École des Beaux-Arts d’Indochine célébré par le musée Cernuschi (Paris), qui consacrait la première grande rétrospective française aux trois pionniers de l’art moderne vietnamien – LE PHO (1907-2001), Trung Thu MAI (1906-1980) et Cao Dam VU (1908-2000).
Cette initiative a permis à Paris de réaffirmer sa place de carrefour culturel et de renforcer sa position stratégique sur un marché en pleine expansion. Le marché français occupe en effet une place singulière dans le paysage international, notamment pour les collectionneurs asiatiques. Attirés par des prix souvent plus accessibles qu’ailleurs, ceux-ci considèrent également la France comme un territoire fertile, riche en trésors historiques issus, parfois, d’épisodes coloniaux ou de pillages comme celui du Palais d’Été en 1860. Cette perception alimente l’idée que des chefs-d’œuvre venus de Chine ou d’Indochine dorment encore dans les collections privées ou familiales.
Mais l’attractivité de Paris dépasse largement la seule dimension historique : la capitale conserve une place à part dans l’histoire de la peinture indochinoise. Dès le début du 20e siècle, de nombreux artistes vietnamiens y ont été formés, souvent aux Beaux-Arts, et certains y ont mené toute leur carrière. Cette influence franco-vietnamienne se reflète encore aujourd’hui dans les œuvres les plus prisées du marché, où se mêlent subtilité asiatique et élégance occidentale.
À Drouot, les vacations consacrées à l’art d’Asie du Sud-Est gagnent en importance, témoignant de l’engagement croissant des maisons de ventes françaises. Des acteurs comme Joron-Derem, De Baecque, Aguttes ou Millon misent sur ce segment, s’appuyant sur des experts dédiés pour mettre en valeur sculptures, objets d’art et chefs-d’œuvre des grands peintres vietnamiens modernes.
Le public plébiscite notamment les scènes de vie intime et les portraits familiaux, emblématiques de peintres comme Mai Trung Thu ou Lê Phổ. Un art empreint de tendresse, de sérénité et d’élégance, qui incarne une vision poétique et idéalisée de l’Asie, toujours très prisée des collectionneurs.
Art vietnamien : la bataille des maisons de ventes s’intensifie
La maison Millon s’est imposée comme pionnière en devenant la première maison de ventes française à s’implanter au Vietnam. Depuis janvier 2024, elle organise des ventes en duplex Paris-Hanoï, permettant aux collectionneurs des deux continents d’accéder simultanément aux œuvres majeures de l’art vietnamien. Cette stratégie a porté ses fruits : en avril 2024, un paravent en laque de Phuc Duyen TRAN (1923-1993) a été cédé pour 308 890$, établissant un record mondial pour l’artiste. En juin de la même année, une Maternité de Le Pho a atteint 429 600$, avant qu’une autre de ses œuvres ne soit vendue 656 730$ en octobre, soit le double de son estimation haute.
Ces records s’additionnent aux beaux scores régulièrement enregistrés pour des signatures emblématiques comme Mai Thu, dont les figures enfantines sont célèbres ou Celso Léon LE VAN DE (1906-1966) dont les paysages font rêver. Mais la maison de ventes Millon à des concurrents de plus en plus sérieux. En mars 2025, la maison Aguttes crée la surprise en faisant grimper une encre de La Pho à 2,26 millions de dollars, bien au-delà de son estimation haute de 670 653 $. Un résultat exceptionnel qui lui vaut de décrocher le record français pour l’artiste. Un autre record flamboyant est obtenu en juin pour une toile de Binh Loc TRAN (1914-1941) partie pour 1,1m$ – plus du double de son précédent record – sous le marteau de Mirabaud Mercier.
Avec la hausse de la demande et des prix, les grands majors internationaux se battent aussi pour dénicher les plus précieuses œuvres des grands artistes vietnamiens. La rivalité entre les maisons de ventes s’intensifie autour d’un art vietnamien devenu l’un des segments les plus dynamiques du marché asiatique et les acteurs internationaux multiplient les initiatives pour capter ce marché en plein essor.
LE PHO (1907-2001), Le Don de la Mère (c.1935/45) (détail)
Encre, couleur/soie, 63,5 x 50,5 cm
Estimation : 218 900 $ – 328 360 $. Prix : 656 730 $
Millon, Vente duplex Paris – Hanoï , 12/10/2024
Sotheby’s a récemment sorti l’artillerie lourde. La maison ne s’est pas contentée d’investir dans des expositions dédiées à la peinture vietnamienne – attirant des milliers de visiteurs en 2023 – elle a aussi consolidé sa présence sur le terrain en nommant un directeur basé au Vietnam et en organisant des présentations à Hô Chi Minh-Ville. Une stratégie offensive qui lui permet de s’ancrer durablement dans la région. Et les résultats sont au rendez-vous : l’antenne hongkongaise de Sotheby’s aligne les succès, à l’image du portrait Mademoiselle Phuong de Trung Thu MAI (1906-1980), adjugé 3,1 millions de dollars en 2021, ou encore d’une œuvre de Le Pho, vendue 2,3 millions en 2023. Depuis Hong Kong, véritable carrefour des collectionneurs asiatiques, Sotheby’s s’impose comme un acteur incontournable du marché des peintures vietnamiennes.
En mars 2025, Christie’s entre dans la danse avec fracas, en signant un record mondial pour Gia Tri NGUYEN (1908-1993) : Les Trois Femmes s’envole à 2 millions de dollars, propulsant l’artiste parmi les trois plus cotés du marché vietnamien, aux côtés de Mai Trung Thu et Le Pho. Un coup d’éclat qui s’inscrit dans une stratégie plus globale : dès l’année précédente, la maison frappait un grand coup lors du Printemps Asiatique à Paris, en présentant une sélection remarquable d’œuvres vietnamiennes issues de la collection Melchior Dejouany, mêlant grands noms du 20e siècle et artistes contemporains encore confidentiels. Entre expositions ciblées et ventes spécialisées, Christie’s semble bien décidée à s’imposer, elle aussi, comme un acteur clé de leur revalorisation sur la scène internationale.
Gia Tri NGUYEN (1908-1993), Les Trois femmes (1934)
Huile/toile, 116,5 x 89,5 cm
Christie’s Hong Kong, 29/03/2025. Prix: 2,07 m$
L’art vietnamien s’impose comme un segment stratégique, et les regards se tournent vers l’avenir. Dans un marché en pleine effervescence, le défi ne consiste plus à vendre, mais à dénicher. Les prochaines grandes découvertes viendront sans doute de collections privées oubliées, de greniers familiaux ou d’héritages ignorés. Car derrière la forte demande, c’est toute une nouvelle cartographie du marché qui se dessine — où la connaissance fine de l’histoire de l’art vietnamien fera toute la différence.