« Qu’est-ce que la peinture ? Je n’ai toujours pas la réponse à cette question. Est-ce une trace insignifiante de la combustion de la vie ? » –Yun Hyong-keun, 1976
Au faîte de la renommée en Corée et partout dans le monde, le jeune chanteur RM, leader du groupe phénomène de K-Pop BTS a récemment sorti un album solo intitulé Indigo. Sorte de retour réfléchi sur les débuts tonitruants de sa carrière, les dix morceaux et la couverture de l’album convoquent un artiste coréen à l’esthétique particulière, Hyong-Keun YUN (1928-2007), qui semble avoir joué un rôle de mentor _ par delà les générations _ pour le rappeur de 28 ans. Le premier morceau porte d’emblée le nom du peintre et s’ouvre sur un sample d’archive sonore où Yun s’interroge sur les moyens d’atteindre la vérité artistique. RM, très sensible au message d’intégrité et de persévérance de l’artiste, fait partie d’une génération qui, selon Park Kyung-mee, fondateur de la PKM Gallery et représentant des héritiers de Yun Hyong-keun, « se sent très à l’aise et confiante vis-à-vis de son héritage culturel ».
Génération trauma
La vie de Yun Hyong-keun semble pourtant à mille lieux de la réalité globalisée et digitale vécue au XXIe siècle par le chanteur. La décennie de 20 à 30 ans, sur laquelle revient le leader des BTS dans son album, fut si traumatique pour Yun qu’il a passé les décennies suivantes à tenter de l’exorciser. Yun Hyong-keun voit le jour à Cheongju alors que la Corée vit sous une domination japonaise inflexible et répressive, sa majorité coïncide avec la fin de la colonisation nippone et le début de la guerre de Corée (1950-1953) et une mainmise américaine mal vécue par la population. En 1947, Yun s’inscrit à la Faculté des beaux-arts de l’Université nationale de Séoul (SNU) où il rencontre Whan-Ki KIM (1913-1974), son mentor et plus tard beau-père. Fortement influencé par son maître, Yun cherche son propre vocabulaire plastique dans de grandes compositions lyriques aux couleurs vives. Dès sa scolarité à l’Université, il s’oppose au régime militaire. En 1948 et 1949, pour avoir pris part à des manifestations étudiantes, il est arrêté, torturé et expulsé de la SNU. Au moment où la guerre éclate en 1950, ses antécédents jouent contre lui et il est de nouveau détenu, échappant même de peu au peloton d’exécution. En 1956, Yun est encore emprisonné six mois à la prison de Seodaemun. Transféré dans une autre université, il obtient enfin son diplôme et enseigne en lycée. Il commence alors à exposer son travail, en 1966 à la Press Center Gallery de Séoul et à la 10e Biennale d’art de São Paulo quelques années plus tard.
Dans les années 1970, Yun se retrouve cette fois dans le collimateur de l’Agence de renseignement coréenne pour avoir dénoncé la corruption manifeste de l’administration de son lycée. A sa sortie de prison, placé sous surveillance, il est mis sur liste noire et peine à trouver un emploi convenable.
« Même si la jeunesse est censée être une période formidable, j’ai passé mes vingt ans à vivre un cauchemar. Ainsi, les couleurs chaudes et belles ont fui mes œuvres et ont été remplacées par des teintes sombres et lourdes. »
Il se réfugie alors définitivement dans sa peinture, cherchant jusqu’à l’obsession une réponse à ses souffrances dans une série de méditations poignantes intitulées « Burnt Umber and Ultramarine ». Fortement impressionné par la nature et la manière dont le sol absorbe les matières organiques, Yun cherche à en capturer l’essence dans son travail de manière radicale en travaillant les matériaux de ses peintures. Les pigments d’abord : il limite sa palette à des tons de terre sombre, d’ombre brûlée et d’outremer en superposant plusieurs couches de peintures à l’huile. Ces deux couleurs convoquent la terre et le ciel, l’artiste a qualifié ses œuvres monumentales de « porte du ciel et de la terre ». Le support ensuite : l’artiste dépose ses couleurs directement sur du coton brut ou du lin sans apprêt, créant des piliers rectilignes qui apparaissent presque noirs. Puis il dilue la peinture à la térébenthine jusqu’à ce qu’elle fusionne avec le tissu, de manière inégale selon l’épaisseur de la couche et les points de la toile. Il laisse la couleur se répandre seule, naturellement, comme l’eau qui s’infiltre dans le sol. C’est de cet ensemble qu’est issue la majorité des œuvres de Yun passant en vente publiques. Ses 10 meilleurs résultats d’enchères en font partie, dont le record à ce jour, “Umber-Blue 7-IIII-75”, un grand format de 1975 vendu chez Christies HK en 2016, et dont la valeur actualisée d’Artprice confirme l’excellente évolution.
Nul n’est prophète en son pays
Toujours blacklisté dans son propre pays, Yun cherche à exposer à l’international. Il se rend à New York en 1974, où il est mis en contact avec le travail d’artistes américains d’après-guerre, comme Mark ROTHKO, dont il retient la manière de diviser l’espace pictural. Il développe aussi une amitié avec Donald JUDD impressionné par la présence physique de ses œuvres, qui le pousse dans les années 1991 à exposer dans ses espaces de Spring Street à New York et à Marfa au Texas.
En 1978, Yun est à Paris pour montrer son travail aux Secondes Rencontres Internationales d’Art Contemporain au Grand Palais. Deux ans plus tard, profondément bouleversé par le massacre de Gwangju de mai 1980, l’artiste décide de déménager en France avec sa famille. Il retrouve ses pairs, parmi lesquels Sang-Hwa CHUNG, Guilin KIM ou Tschang-Yeul KIM, et s’installe dans un studio où Camille Corot avait également posé ses chevalets. À partir de cette date, sa peinture se radicalise encore, les tableaux deviennent des monochromes épurés, noirs, qu’une faible concentration d’huile rend encore plus opaque. Les piliers ne sont plus droits, verticaux, mais tendent à s’affaisser, à s’effondrer les uns sur les autres, dans une symbolique de déréliction. Cette période parisienne était justement l’objet de l’exposition à la galerie Zwirner en février 2013. Elle mettait en valeur en particulier ses œuvres sur hanji, papier coréen, qui confirme la méticulosité avec laquelle Yun choisissait ses supports. « Le Hanji convient à mes peintures car, comme le coton, il est chaud, simple et absorbe bien la peinture… il est produit à la main, pas à la machine, il a une chaleur et une simplicité qui en font une œuvre d’art. », avait déclaré l’artiste, selon le galeriste.
Yun Hyong-keun retourne définitivement en Corée en 1982. Son travail connaît enfin une relative notoriété au Japon et dans son pays natal. Grâce à Judd et ses expositions américaines, il est également bien collectionné aux États-Unis. Mais malgré cette parenthèse décisive en France, l’artiste reste assez confidentiel en Europe où sa reconnaissance par le marché est récente. Jean Brolly, premier à l’avoir exposé sur les murs de sa galerie en 2002 et 2006, rappelle le peu de succès commercial qu’il avait alors rencontré. Après sa mort à Séoul en 2007, la galerie coréenne PKM reprend le patrimoine de l’artiste et veille, avec Yun Seong-ryeol son fils, à la diffusion de ses œuvres, en les reliant au mouvement Dansaekhwa, et à ses illustres représentants comme Ufan LEE ou Chang-Sup CHUNG.
Dansaekhwa 단색화
« Une seule couleur, monochrome » : Ce terme est employé de manière rétroactive pour caractériser le travail d’artistes coréens à partir des années 1975. Ce n’est pas un mouvement artistique officiel en tant que tel, et il n’y a pas d’écrit commun pour en définir les règles. Ces artistes, dont Young-Woo KWON, Dong-Youb LEE ou Seo-Bo PARK partagent la même manière de travailler, et accordent une grande importance à la couleur, au geste et à la matière. Ils triturent les supports, inondent leurs toiles, brossent les couleurs et froissent les papiers. Leurs œuvres sont le reflet de leur recherche de pureté et d’effacement. Ils sont dans une pratique ascétique de répétition, comme en calligraphie, où tout le corps est engagé. Le Dansaekhwa est pour ainsi dire un art martial de l’art, qui implique l’engagement total de l’artiste. Abstrait mais conservant des éléments formels lisibles, c’est à présent le courant le plus connu de l’art coréen contemporain dans le paysage mondial. Dans cette constellation Dansaekhwa, Yun, plus âgé, participe à la réflexion autour des recherches artistiques de ses contemporains. Très respecté par ses pairs, il fait figure de support moral, tout en gardant farouchement son indépendance en dehors de toute théorie.
C’est en partie ce qui explique la croissance du marché de l’artiste, qui tend à rejoindre les niveaux de ceux Lee Ufan ou Park Seo-Bo, toujours vivants et en activité. Plusieurs rétrospectives importantes ont contribué à cette reconnaissance, notamment celle du Musée national d’art moderne et contemporain de Séoul, en 2018, reprise l’année suivante par le Palazzo Fortuny à Venise. Cette évolution se calque sur celle du marché coréen en plein essor, les enchères Fine Art y affichent une croissance du produit des ventes de +310% (2020-2022) ! Les galeristes ne s’y trompent pas : Emmanuel Perrotin, Lehmann Maupin, Pace et Thaddaeus Ropac ont tous ouvert de nouvelles antennes à Séoul ces dernières années. David Zwirner sera-t-il le prochain ?