Dans un contexte international de lutte contre la fraude et l’évasion fiscale, le contrôle du prix des opérations intragroupes transfrontalières est devenu une préoccupation majeure des principales puissances économiques. Dans ce cadre, la France a multiplié ces dernières années les obligations documentaires à la charge des entreprises.
S’inscrivant dans cette tendance toujours plus importante de transparence, la loi Sapin II. [ 1 ] souhaitait durcir encore la réglementation française en matière d’obligation documentaire à la charge des entreprises.
Fort heureusement , le Conseil Constitutionnel, dans sa décision du 8 décembre 2016. [ 2 ] , a mis un terme à cette escalade réglementaire en censurant plusieurs dispositions de la loi Sapin II jugées contraires à la liberté d’entreprendre.
Malgré cette décision, les obligations documentaires en matière de prix de transfert restent diverses et protéiformes. Il apparaît donc nécessaire de rappeler le périmètre et les enjeux de chacune d’elles.
Pour mémoire, la réglementation française en matière de prix de transfert est ancienne. En effet, dès 1933 , en raison de la croissance du commerce international et de l’expansion des entreprises multinationales, la France s’est dotée d’une réglementation fondée sur le principe de pleine concurrence pour contrôler le prix des opérations intragroupes (adoption de l’article 57 du CGI par une loi en date du 31 mai 1933).
Jusqu’en 2010, cette réglementation ne comportait toutefois aucune « obligation documentaire » à la charge des entreprises. Ces dernières n’étaient nullement tenues de détenir (ni a fortiori de transmettre à l’administration fiscale) un quelconque document explicitant leur politique de prix de transfert. Elles devaient simplement, aux termes de l’article L13B du Livre des Procédures Fiscales, être en mesure de fournir ces informations dans le cadre d’un contrôle fiscal en cas de demande du Service Vérificateur.
Cette situation a évolué à compter de l’année 2010. En effet, la loi de finances rectificative pour 2009. [ 3 ] est venue introduire une obligation documentaire de la politique de prix de transfert pour les groupes internationaux les plus importants.
Depuis, cette obligation a été renforcée avec l’instauration d’une obligation documentaire dite « allégée » à compter de 2013, puis plus récemment encore avec l’obligation de dépôt d’une déclaration « pays par pays » (i.e., Country by Country Reporting, ci-après « CBCR »).
Chacune de ces obligations documentaires étant dotée d’un champ d’application, d’un contenu et de sanctions qui lui sont propres, un état des lieux apparaît donc utile afin de permettre aux entreprises implantées en France de maîtriser leurs obligations en la matière, telles qu’elles résultent de la loi Sapin II, dont certaines dispositions relatives aux prix de transfert ont néanmoins été validées par les Sages.
LA DOCUMENTATION «COMPLÈTE»
Cette première obligation, applicable depuis 2010, vise toutes les personnes morales établies en France qui répondent à l’une des conditions suivantes :
-
1. Avoir un chiffre d’affaires annuel HT ou un total d’actif brut supérieur ou égal à 400 M€ ;
-
2. Détenir directement ou indirectement plus de 50 % du capital ou des droits de vote d’une entité juridique établie ou constituée en France ou hors de France satisfaisant à la première condition ;
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3. Etre détenue directement ou indirectement, à plus de 50 % à la clôture de l’exercice par une entité juridique satisfaisant à la première condition ;
-
4. Etre membre d’un groupe intégré comprenant au moins une personne morale satisfaisant à l’une des conditions mentionnées aux points 1), 2) ou 3) .
Cette obligation documentaire dite « complète » consiste à remettre à première demande de l’administration fiscale en cas de contrôle une documentation détaillant l’ensemble des transactions réalisées par l’entreprise vérifiée avec des entreprises associées. En pratique, ce document doit donc être disponible dès le premier jour du contrôle fiscal.
Cette documentation doit contenir une description générale du groupe, de l’entreprise vérifiée et des opérations réalisées avec d’autres entreprises associées.
Elle doit également présenter et justifier de la pertinence des méthodes de détermination des prix de transfert appliquées par l’entreprise au regard du principe de pleine concurrence.
Lorsque l’entreprise vérifiée ne produit pas la documentation requise ou produit une documentation incomplète, elle est passible d’une amende s’élevant au plus élevé des deux montants suivants :
-
0,5 % du montant des transactions non couvertes par la documentation transmise à l’administration, ou,
-
5 % des rectifications du résultat afférentes à ces mêmes transactions.
Le montant de l’amende ne peut être inférieur à 10 000 € et est applicable au titre de chacun des exercices vérifiés.
LA DOCUMENTATION «ALLÉGÉE»
Cette documentation dite « allégée » est obligatoire pour les exercices clos depuis le 8 décembre 2013.
Alors qu’elle visait à l’origine les mêmes entreprises que celles soumises à l’obligation documentaire « complète », la loi Sapin II a étendu son champ d’application en abaissant de 400 M€ à 50 M€ le seuil de chiffre d’affaires ou d’actif brut au bilan, au-delà duquel les entreprises doivent déposer cette déclaration (abaissement applicable aux exercices clos à compter du 31 décembre 2016).
En synthèse, cette déclaration contient des informations générales sur le groupe (description de l’activité, liste des principaux actifs incorporels et état d’implantation des entités juridiques propriétaires de ces derniers) et des informations spécifiques concernant l’entreprise déclarante (description de l’activité, récapitulatif des opérations réalisées avec des entreprises associées dont le montant excède 100 000 € et présentation des méthodes de détermination des prix de transfert dans le respect du principe de pleine concurrence).
Cette documentation « allégée » prend la forme d’un formulaire n° 2257-SD qui doit être déposé dans un délai de 6 mois suivant la date limite de dépôt de la déclaration de résultat de l’exercice précédent. Pour les sociétés membres d’un groupe fiscal concernées par cette obligation, la déclaration doit être déposée pour leur compte par la société mère du groupe intégré.
Depuis 2016 . [ 4 ] , ce formulaire doit être télédéclaré, permettant ainsi une utilisation efficace par l’administration fiscale française aux fins de programmation des vérifications de comptabilité.
En l’absence de sanction spécifique, le non dépôt de la déclaration 2257-SD entraîne l’application de l’amende générale de 150 € prévue à l’article 1729 B du CGI . Par ailleurs, les inexactitudes ou omissions entraîneront l’application d’une amende de 15 € par omission ou inexactitude sans que le total des amendes applicables puisse être inférieur à 60 € ni supérieur à 10 000 €.
Si ces sanctions sont peu onéreuses, l’absence de dépôt de cette documentation allégée est surtout susceptible d’attirer l’attention de l’administration et de déclencher un contrôle fiscal.
CBCR FISCAL
Dans le prolongement des travaux « BEPS » de l’OCDE et de l’UE, la loi de finances pour 2016 a instauré à la charge des entreprises multinationales une obligation de déclaration « pays par pays » pour les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2016.
Le champ d’application de cette nouvelle obligation déclarative est différent de celui relatif aux obligations documentaires décrites ci-dessus (documentation ‘‘complète’’ et documentation ‘‘allégée’’ : cf. supra). En effet, le seuil d’assujettissement CBCR fait référence au chiffre d’affaires consolidé du groupe et non au chiffre d’affaires social de l’entité en cause.
De manière simplifiée, cette nouvelle obligation s’applique aux sociétés françaises membres d’un groupe consolidé réalisant un chiffre d’affaires consolidé supérieur ou égal à 750 M€.
Toutes les entreprises françaises membres du groupe ne sont toutefois pas concernées par cette obligation nouvelle. En effet, les sociétés détenues directement ou indirectement par une entité établie à l’étranger déjà astreinte à cette obligation déclarative en application de sa législation locale ne seront pas concernées par le dépôt du CBCR.
Dans ce cas de figure, le CBCR devrait être déposé par l’entité étrangère auprès de son administration locale, puis transmis par cette dernière aux autorités françaises, dispensant ainsi les filiales françaises de procéder à un nouveau dépôt, lequel ferait doublon.
Dans cette dernière situation, les filiales françaises pourraient néanmoins être tenues au dépôt de ce formulaire si elles ont été désignées par le groupe pour accomplir cette formalité.
S’agissant du contenu, un décret du 29 septembre 2016 est venu préciser que le CBCR doit comprendre les données agrégées par période et par pays relatives au chiffre d’affaires résultant des transactions intragroupes, au chiffre d’affaires résultant des transactions avec des parties indépendantes, au chiffre d’affaires total, au bénéfice ou à la perte avant impôts sur les bénéfices, aux impôts sur les bénéfices acquittés et dus, au capital social, aux bénéfices non distribués à la fin de l’exercice, au nombre d’employés en équivalent temps plein et aux actifs incorporels hors trésorerie et équivalents de trésorerie.
Le CBCR devra être souscrit par voie électronique dans les douze mois suivant la clôture de l’exercice (la première déclaration devra donc être souscrite avant le 31 décembre 2017).
En termes de sanction , l’absence de dépôt de cette déclaration entraînera l’application d’une amende dont le montant ne peut excéder 100 000 €. [ 5 ] . Précisons qu’en complément du CBCR « fiscal » réservé aux administrations fiscales, l’article 137 de la loi Sapin II entendait également mettre à la charge des grands groupes. [ 6 ] un CBCR « public » accessible à tous contenant des indicateurs économiques et fiscaux sur les implantations des groupes en cause à travers le monde.
C’est cette surenchère dans la transparence qui a été censurée par le Conseil Constitutionnel dans la décision précitée en raison de son atteinte manifestement disproportionnée à la liberté d’entreprendre au regard de l’objectif poursuivi de lutte contre la fraude et l’évasion fiscale. Objectif, rappelons-le, auquel répond d’ores et déjà le CBCR « fiscal » prévu à l’article 223 quinquies C du CGI.
TABLEAU DE SYNTHESE
Déclaration | Article | Seuil | Sanction |
---|---|---|---|
Documentation complète |
L. 13 AA du LPF |
CA individuel ou actif brut (de l’entité ou d’une société du groupe) > 400 M€ |
5 % des recti cations du résultat afférentes à ces transactions |
Documentation allégée |
223 quinquies B du CGI |
CA individuel ou actif brut (de l’entité ou d’une société du groupe)> 50 M€ |
15 € par omission ou inexactitude, sans que le total ne puisse être inférieur à 60 € ni supérieur à 10 000 € |
CBCR Fiscal |
223 quinquies C du CGI |
CA consolidé > 750 M€ |
100 000 € maximum |
CONCLUSION
Longtemps absente de la réglementation prix de transfert, l’obligation documentaire protéiforme qui pèse désormais sur les entreprises implantées en France constitue une évolution majeure de ces dernières années avec pour objectif affiché de permettre à l’administration fiscale de mieux cerner les transactions intragroupes et d’identi er ainsi d’éventuels transferts de bénéfices à l’étranger.
Cette évolution réglementaire s’accompagne d’ailleurs d’un renforcement des contrôles fiscaux en la matière. En effet, le contrôle des opérations transfrontalières n’est plus réservé aux seuls groupes internationaux relevant de la Direction des Véri fications Nationales et Internationales - DVNI.
Au contraire, les Directions Régionales des Contrôles Fiscaux (DIRCOFI) se saisissent de plus en plus souvent de cette problématique et devraient d’ailleurs être prochainement dotées d’inspecteurs spécialisés sur ces questions.
Au regard de ces éléments, il ne peut qu’être recommandé aux entreprises d’anticiper l’analyse et la documentation du prix de leurs opérations intragroupes transfrontalières, y compris celles qui ne sont pas encore directement concernées par les seuils d’assujettissement, ces derniers ayant probablement vocation à être revus à la baisse !