Le juge de l'impôt renforce les exigences pesant sur l'administration fiscale pour établir la présomption de transfert indirect de bénéfices. Le simple constat de pertes récurrentes ou d'écarts de rentabilité par rapport à des entreprises comparables ne suffit pas : l'administration doit identifier précisément les dépenses qui auraient été exposées dans le seul intérêt de l'entreprise étrangère liée.
L'article 57 du CGI, applicable en matière d'impôt sur les sociétés en vertu de l'article 209 du même code, permet à l'administration fiscale de réintégrer dans les résultats imposables d'une entreprise française les bénéfices indirectement transférés à des entreprises étrangères liées, "soit par voie de majoration ou de diminution des prix d'achat ou de vente, soit par tout autre moyen".
Ce dispositif repose sur un mécanisme de présomption : dès lors que l'administration établit l'existence d'un lien de dépendance et d'une pratique entrant dans les prévisions de l'article 57, elle bénéficie d'une présomption de transfert indirect de bénéfices. Le contribuable ne peut alors échapper au redressement qu'en apportant la preuve que les avantages consentis à l'entreprise liée étrangère étaient justifiés par l'obtention de contreparties.
À défaut d'éléments précis pour opérer les rectifications, l'administration peut déterminer les produits imposables par comparaison avec ceux d'entreprises similaires exploitées normalement.
La méthode dite du "prix comparable sur le marché libre", utilisée en l'espèce, consiste à comparer le prix pratiqué dans une transaction entre entreprises liées avec celui qui aurait été convenu pour des transactions comparables entre entreprises indépendantes (comparables "externes") ou entre l'une des entreprises partie à la transaction contrôlée et une entreprise indépendante (comparables "internes").
Rappel des faits :
La société AMDF, détenue à 100% par la société M France (elle-même détenue par la société italienne MF), exerce une activité d'achat et de revente d'appareils et de produits de diagnostic médicaux.
À l'issue d'une vérification de comptabilité portant sur les exercices 2011 à 2013, l'administration fiscale a estimé qu'AMDF avait indirectement transféré des bénéfices à deux sociétés italiennes du groupe : MF et AMDI. En conséquence, elle a assujetti AMDF à des rappels de retenue à la source prévue par l'article 119 bis du CGI et à des compléments de CVAE.
Le tribunal administratif de Montreuil a rejeté la demande de décharge formulée par AMDF, décision confirmée par la Cour administrative d'appel de Paris.
La société s'est alors pourvue en cassation devant le Conseil d'État.
S'agissant du transfert indirect de bénéfices allégué au profit de MF
La Cour administrative d'appel avait considéré que l'administration avait suffisamment établi une présomption de transfert de bénéfices au profit de MFen se fondant sur deux éléments :
- AMDF subissait des pertes d'exploitation récurrentes depuis sa création en 2003, malgré la rentabilité propre de ses activités et alors qu'elle n'était plus en phase de pénétration de marché.
- Les taux de marge nette d'AMDF étaient négatifs en raison d'un poste de dépenses "autres achats et charges externes" représentant 28% à 43% de son chiffre d'affaires sur la période 2007-2013, alors que pour des entreprises indépendantes comparables, ce poste ne représentait en moyenne que 13% du chiffre d'affaires, et ces entreprises avaient réalisé des marges nettes positives.
Le Conseil d'État censure ce raisonnement en considérant que ces circonstances ne suffisaient pas à établir une présomption de transfert de bénéfices. Il reproche notamment à l'administration de ne pas avoir précisé "quelles dépenses comptabilisées dans le poste 'autres achats et charges externes' auraient été exposées dans le seul intérêt des autres sociétés du groupe".
3. Pour juger que l'administration fiscale apportait la preuve de l'existence de pratiques entrant dans le champ des dispositions citées au point précédent permettant de présumer un transfert de bénéfices au profit de la société italienne Menarini IFR, la cour s'est fondée, d'une part, sur ce que la société AMDF subissait des pertes d'exploitation récurrentes depuis sa création en 2003 en dépit de la rentabilité propre de ses activités et alors même qu'elle n'était plus en phase de pénétration de marché. Elle s'est fondée, d'autre part, sur ce que les taux de marge nette de l'ensemble des produits que la société AMDF distribuait étaient négatifs en raison d'un poste de dépenses " autres achats et charges externes " représentant 28 % à 43 % de son chiffre d'affaires sur la période de 2007 à 2013, alors qu'il ressortait des éléments réunis par l'administration que, d'une part, les entreprises indépendantes comparables avaient réalisé, sur la même période, des marges nettes positives sauf lors d'un exercice pour l'une d'entre elles et, d'autre part, que pour ces mêmes entreprises, le poste de dépenses " autres achats et charges externes " ne représentait en moyenne que 13 % du chiffre d'affaires.
4. En statuant ainsi alors que, faute notamment pour l'administration de préciser quelles dépenses comptabilisées dans le poste " autres achats et charges externes " auraient été exposées dans le seul intérêt des autres sociétés du groupe, les circonstances qu'elle a retenues ne suffisaient pas à établir une présomption de transfert de bénéfices de la société AMDF vers la société italienne Menarini IFR, la cour a commis une erreur de droit.
L'administration ne peut se contenter de relever des anomalies comptables générales ou des écarts de rentabilité par rapport à des entreprises comparables pour établir une présomption de transfert de bénéfices. Elle doit identifier précisément les opérations ou les dépenses qui auraient été réalisées au profit exclusif de l'entreprise étrangère liée.
S'agissant du transfert indirect de bénéfices au profit d'AMDI
S'agissant du second chef de redressement, concernant le transfert de bénéfices au profit de la société italienne AMDI, le Conseil d'État valide l'approche de la Cour administrative d'appel.
L'administration avait mis en évidence le caractère surévalué du prix d'achat par AMDF à AMDI des produits de la gamme G-IHCO en utilisant la méthode du "prix comparable sur le marché libre". Elle s'était fondée sur un unique comparable "interne" : les produits de la gamme G-ECCH achetés par AMDF à un fournisseur indépendant.
AMDF contestait ce choix méthodologique, estimant que l'administration aurait dû recourir à des comparables "externes" et que le comparable interne retenu n'était pas fiable en raison de différences entre les deux gammes de produits (marge réalisée, taux de remboursement par la sécurité sociale).
Le Conseil d'État valide l'approche de la Cour qui avait retenu que :
- Les deux gammes de produits s'adressaient à la même clientèle dans le même secteur d'activité
- Il n'existait pas d'autres comparables internes correspondant à des produits acquis directement par AMDF auprès de fournisseurs tiers
- La vente des produits G-IHCO constituait une part de chiffre d'affaires suffisamment représentative au sein de la gamme G
Dans ces conditions spécifiques, l'administration pouvait valablement appliquer la méthode du prix comparable en retenant un unique comparable interne, sans en altérer la fiabilité.
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