Décédé en mai dernier, ce pionnier de l’art minimaliste compte parmi les vingt artistes les plus performants du marché des ventes publiques. Retour sur le parcours singulier d’un géant de la seconde moitié du 20e siècle.
La liste des récompenses et des médailles d’excellence reçues par Frank Stella s’avère trop longue pour être détaillée ici. Celle des expositions également, bien que certaines méritent d’être soulignées tant elles sont exceptionnelles. Stella a en effet réussi l’exploit d’être exposé à deux reprises de son vivant au Museum of Modern Art de New York, musée avec lequel il commence à collaborer dans la vingtaine. À l’âge de 34 ans, en 1970, il devient le plus jeune artiste à bénéficier d’une rétrospective complète au MoMA. Privilège sans précédent pour un artiste vivant, il y bénéficie d’une seconde rétrospective en 1987. Depuis ses débuts précoces et légendaires dans le monde de l’art, Frank STELLA est resté un prodige jusqu’à sa mort en mai 2024, à l’âge de 87 ans.
Frank Stella au classement mondial selon les produits de ventes aux enchères des artistes
Une réinvention permanente
Après l’obtention d’un diplôme de l’Université de Princeton, Frank Stella déménage à New York et démarre rapidement sa carrière avec la série “Black Paintings” (1958-1960). Ces peintures noires réalisées au pinceau de peintre en bâtiment sont volontairement dépersonnalisées : les lignes sont dues à la largeur du pinceau utilisé, les formes répétitives. Le créateur se met à distance de toute vision romantique de la création, n’y reflète rien de subjectif et rejette toute dimension interprétative : pour lui, la peinture n’est ni poétique, ni symbolique, ni psychologisante, ”seul s’y trouve ce qui peut y être vu”, selon ses mots.
Les premières toiles noires marquent un tournant important dans le canon artistique d’après-guerre, alors que des artistes comme Jackson Pollock ou Franz Kline se préoccupent avant tout de la suprématie du geste. Leur succès est immédiat : quatre “Black Paintings” sont incluses dans l’exposition “Sixteen Americans” organisée par le MoMA en 1959. Peu après l’exposition, le directeur du MoMA, Alfred Barr, en achète une pour la collection permanente du musée. Considérées comme essentielles au développement de l’art minimal dans les années 1960 mais rares, les “Black Paintings” sont intouchables sur le marché. L’une d’elle – Point of Pines (1959) – détient le record personnel de Stella aux enchères, ayant été vendue pour 28 millions de dollars en mai 2019 (Christie’s New York).
À 25 ans, Stella s’est déjà imposé sur la scène américaine d’avant-garde en intégrant le MoMA. À 26, il bénéficie de sa première exposition individuelle à la galerie Castelli de New York où il présente les “Aluminium”, inaugurant son travail sur les “tableaux découpés” (Shaped canvas), dont les contours se confondent avec les formes géométriques représentées. Les motifs – des lignes de largeur identique faisant écho au contour des toiles – relèvent d’une logique stricte, d’un protocole rigoureux, distancié.
La peinture devient un objet en soi. Elle impose sa présence pour ce qu’elle est, avec autorité. Sobres et minimales, ces créations vont bientôt laisser place à leur contraire, des œuvres maximalistes et baroques. Après l’ascétisme des peintures noires ou grises, place aux couleurs vibrantes et acides, aux reliefs projetés venus conquérir l’espace avec de plus en plus d’extravagance. Un tout autre univers se déploie à partir des années 1980, une peinture en 3D que Stella refuse d’appeler “sculpture” et qu’il passe sa vie à réinventer.
Dans les années 1990, il est l’un des premiers artistes à s’aider d’ordinateurs pour agencer ses formes et ses couleurs. Les années 2010 sont propices aux grands volumes en ABS, ce polymère thermoplastique dont la flexibilité lui permet d’être précis sur des formes complexes, pour des créations organico-futuristes de grands formats. Octogénaire, il régénère son œuvre à l’aune des outils technologiques de son temps et propose, sous forme de NFT, des sculptures virtuelles imprimables en 3D.
Acheter l’oeuvre d’une légende aujourd’hui
Stella est bien connu des collectionneurs européens, par son envergure dans le paysage artistique du 20e siècle d’une part, mais aussi grâce au travail fourni par ses galeries. Le galeriste Lawrence Rubin est le premier à lui organiser une exposition à Paris en 1961. Daniel Templon n’a cessé de le soutenir. La galerie Ceysson & Bénétière est entrée dans le jeu plus récemment, lui consacrant une importante exposition parisienne en 2023 avant celle prévue au domaine de Panery à Pouzilhac (dans le Gard) cet été. Celle-ci sera l’occasion de découvrir certaines de ses dernières œuvres, datées de 2014.
Le travail des galeristes a heureusement permis aux œuvres de Frank Stella d’intégrer des collections françaises, publiques et privées. Les acheteurs conservent jalousement leurs pièces qui ne sont de fait quasiment jamais proposées aux enchères sur le territoire. C’est généralement aux Etats-Unis qu’il faut miser pour espérer en acquérir une. Les plus anciennes et les plus importantes s’envolent pour plusieurs millions de dollars, lorsque quelques compositions en édition très limitées sont accessibles autour de 30 000$. Sur les conseils de ses marchands, l’artiste a su décliner son travail pour le rendre plus accessible et satisfaire une large clientèle. C’est pourquoi la plupart des lots vendus aux enchères sont des estampes (80%), dans une proportion de 200 transactions annuelles, à des prix oscillant majoritairement entre 500 et 15 000$ selon la qualité et la rareté des planches.
Pour espérer remporter une pièce unique sans faire face à une concurrence trop vive, il s’avère intéressant de quitter le marché américain. En mars dernier, à Londres, Sotheby’s a vendu une composition de 1983 d’une taille imposante (plus de trois mètres), pour 178 600$ (Zejtun (Malta Series #8)). Elle aurait pu doubler ce prix en étant proposée à New York, d’autant qu’elle fait partie d’une série de douze œuvres de 1983 qui sont des pivots quant à la réflexion de Stella sur l’espace dans l’art baroque et l’art contemporain.
Des œuvres pivots, qu’elles soient de métal ou de papier : c’est ce que recherchent en premier lieu les collectionneurs les plus aguerris. Ce point pivot a fait flamber le prix d’un petit dessin intitulé Marquis de Portago jusqu’à 143 750$ en 2019, bien que la plupart des dessins valent entre 30 000 et 70 000$ en moyenne. Ce petit dessin au crayon payé au double de son estimation est un bel achat illustrant la période des fameuses “Black Paintings”, phase de création essentielle qui introduit la voie minimaliste et géométrique que va suivre l’abstraction américaine à la suite de l’Expressionnisme abstrait. De plus, le Marquis de Portago est dédicacé par Stella à Lawrence Rubin, le marchand d’art qui lui a donné sa première exposition personnelle européenne avant d’accompagner la rédaction d’un catalogue raisonné de ses toiles. Acquérir ce papier rendant hommage au premier défenseur de Stella revenait à acheter un petit morceau de la grande histoire de l’art, les prémices d’un insatiable chercheur qui a produit une œuvre vaste et toujours déroutante, mue par la conviction que le champ des possibles est infini et que la création est une ressource essentielle pour ne jamais vieillir tout à fait.