À l’heure où les institutions américaines revisitent leur histoire de l’art, elles réservent deux expositions à Hervé TELEMAQUE, artiste métisse à l’esprit critique aigu. Désenchanté par l’oppression raciale aux États-Unis dans les années 1950, constamment ramené à son malaise d’exilé, c’est finalement à Paris qu’il choisit de s’installer en 1961, une époque où la capitale française attire les artistes du monde entier.
L’esprit critique
Lors de l’hommage qui lui était rendu fin novembre au cimetière du Père-Lachaise à Paris, l’historien Pap Ndiaye rappelait qu’Hervé Télémaque “a habité trois continents, sans avoir jamais appartenu à aucun”. Né en 1937 à Port-au-Prince, l’artiste est en effet resté attaché à son Haïti natal toute sa vie, rythmant parfois ses peintures des scènes de la vie courante de son pays d’origine; il a aussi baigné dans l’expressionnisme abstrait américain et plongé dans le surréalisme en France, auprès d’André Breton. Hervé Télémaque s’est pourtant rapidement fatigué des mouvements artistiques existants qu’il considérait comme ayant une fâcheuse tendance à virer vers le décoratif. Il a préféré réfléchir aux événements sociaux et politiques de son époque. C’est au début des années 1960 qu’il a trouvé sa propre voie, en devenant l’un des initiateurs de la Figuration narrative, un important mouvement artistique officiellement lancé avec l’exposition Mythologies quotidiennes, en 1964.
Les œuvres de la Figuration narrative ont une sensibilité proche du Pop art en tant qu’elles incorporent des objets et des signes de consommation, qu’elles récupèrent une iconographie issue du cinéma, de la BD, des dessins animés ou de la publicité. Télémaque, lui, combine des approches plastiques diverses. Il associe au langage de la culture populaire et de la consommation des sujets sciemment subversifs. Avec un sens critique aigu, ses œuvres sont pensées contre les hégémonies politiques, économiques et culturelles. Elles sont toujours en dialogue avec l’histoire, les événements d’actualité, la vie politique, les questions raciales et coloniales, le tout mêlé à une dimension fictionnelle et autobiographique.
De forts signes de reconnaissance aux Etats-Unis
Rares sont les artistes contemporains français honorés par des institutions américaines. C’est pourtant le cas pour Hervé Télémaque, à travers deux expositions ouvertes au public fin 2022. Celle qui se tient au musée d’Aspen (Hervé Télémaque, A Hopscotch of the Mind, jusqu’au 26 mars) n’est autre que la toute première exposition à lui être dédiée dans un musée américain. L’événement fait suite à un premier accrochage à la Serpentine gallery de Londres en 2021, curaté par Hans Ulrich et Joseph Constable. L’autre exposition se tient à l‘institut d’art contemporain de Miami (Hervé Télémaque: 1959-1964, jusqu’au 30 avril), avec une douzaine d’œuvres retraçant les cinq premières années de production de l’artiste. La sélection d’œuvres souligne ici l’histoire de Télémaque avec la peinture américaine, à travers des toiles qu’il réalisa lors de ses années new-yorkaises. Quittant son Port-au-Prince natal, Télémaque arrive en effet dans la métropole américaine en 1957 pour participer à la scène artistique dominée par l’expressionnisme abstrait (De Kooning, Pollock, Rothko…). Il ne reste pas longtemps sur le sol américain car, “à New York, Hervé Télémaque est un artiste déraciné en butte au racisme”, souligne Christian Briend, commissaire d’une importante exposition qui lui fut consacrée au Centre Pompidou en 2015.
Hervé Télémaque : répartition géographique des lots vendus (Copyright Artprice.com)
Ces deux expositions illustrent l’intérêt que suscite l’artiste au-delà de l’histoire de l’art strictement française. Une attention dont nous avions déjà un premier signe en 2018, via l’acquisition d’une importante toile par le prestigieux MoMA à New York : The Ugly American (1962/64), peinture faisant référence à l’événement catastrophique de la Baie des Cochons à Cuba. La conservatrice à l’origine de son acquisition, Yasmil Raymond, confie avoir été frappée par le caractère politique de ce travail, et rappelle que l’oeuvre d’Hervé Télémaque, dont la couleur de peau posait problème dans le New York de la fin des années 1950, comble une lacune dans l’histoire de New York à cette époque. Par là, elle témoigne aussi d’une volonté des institutions américaines de considérer l’histoire des diasporas et de problèmes raciaux qui restent, écrit-elle, “importants encore aujourd’hui”. Par ailleurs, une telle acquisition est essentielle pour le rayonnement de l’artiste, dont l’œuvre pourrait désormais intéresser de nouveaux collectionneurs américains.
On ne connaît pas le prix d’acquisition pour The Ugly American, mais la valeur de cette œuvre se compte sur six chiffres selon la cote officielle de l’artiste. Le prix le plus haut jamais atteint aux enchères par une œuvre de Télémaque dépasse les 500 000$, ce qui en fait l’un des rares artistes français de sa génération à être si coté (avec Martial Raysse, Niki de Saint Phalle, Claude Lalanne, Daniel Buren), bien qu’il n’ait pas encore percé dans les salles de ventes de Londres et de New York. L’œuvre détentrice du record est un diptyque de 1962, mesurant 195 x 260 cm et intitulé Portrait de famille. Elle fut exposée par deux fois au Centre Georges Pompidou : en 1991 pour l’exposition André Breton, La beauté convulsive, puis en 2001 pour Les années pop 1956-1968. En 2007, elle atteignait 366 250 € (537 470$) chez Christie’s Paris, mais son prix fut révisé à la baisse en 2012, lors de sa revente par Millon & Associés (320 000€, soit 426 300$). C’est à cette occasion que le milliardaire suisse Jean-Claude Gandur fit l’acquisition de cette toile qui sera certainement présentée au public cette année, dans le cadre de l’exposition Années pop, années choc, 1960-1975, qui ouvrira ses portes le 23 juin 2023, au Mémorial de Caen.
Hervé Télémaque : évolution annuelle des lots vendus (Copyright Artprice.com)
Les toiles de Télémaque sont plutôt rares sur le marché des enchères : seules trois ont été dispersées au cours de l’année 2022, dont deux accessibles pour moins de 50 000$. Cinq dessins de sa main ont changé de propriétaire pour moins de 5000$ chacun, et une vingtaine d’estampes pour un budget inférieur à 500$.
Actualité et expositions :
Unique et Multiple, jusqu’au 19 février 2023. Château Lescombes – Centre d’art contemporain, Eysines.
Années pop, années choc, 1960-1975, à partir du 23 juin 2023, au Mémorial de Caen. L’exposition sera notamment composée d’œuvres de la collection du milliardaire suisse, Jean-Claude Gandur.