Amoureuse de poésie et de nature, Joan Mitchell fut l’une des premières artistes femmes internationalement reconnues au milieu du siècle dernier. Son ascension est encore plus emblématique de nos jours.
Née américaine d’une poétesse et d’un médecin amateur d’art, Joan MITCHELL (1925-1992) hésite un temps entre peinture et poésie. Elle finit par relier les deux à travers une peinture de la sensation à la fois gestuelle et contemplative. La puissance de cette oeuvre a pu être admirée il y a deux ans aux côtés de celle de Claude Monet, dans le cadre d’un dialogue Monet-Mitchell organisé à la Fondation Vuitton à Paris, en collaboration avec le San Francisco Museum of Modern Art (SFMOMA) et le Baltimore Museum of Art (BMA).
Cette mise en perspective de deux géants de la peinture moderne et contemporaine rappelait l’importance de l’oeuvre de Monet dans le cheminement des artistes américains du siècle dernier, les Nymphéas de l’impressionniste français trouvant une consécration dès les années 1950 aux États-Unis, où ils sont perçus comme précurseurs de l’abstraction par les peintres de l’Expressionnisme abstrait. Or, c’est au moment même où l’art de Monet infuse les esprits créatifs américains que Joan Mitchell devient l’une des figures de la nouvelle scène new-yorkaise et l’une des rares femmes membres du très exclusif Club, fondé par les artistes de l’école de New York. Si le Club est alors le centre de la vie intellectuelle du New York d’après-guerre, le travail de ses affiliés paraît trop radical pour répondre aux tendances du marché et au goût général de l’époque. Tout change à partir de 1951, lorsque les artistes du Club organisent leur propre exposition – The Ninth Street Show – avec l’aide du futur grand marchand d’art Leo Castelli. Les œuvres de Joan Mitchell sont alors présentées aux côtés des tableaux de Jackson Pollock ou de Willem de Kooning dans une exposition fondatrice qui va façonner le cours de l’histoire de l’art et contribuer au triomphe de l’avant-garde américaine. Joan Mitchell sort de l’ombre à une époque où les femmes artistes peinent plus encore que les hommes à être reconnues, les premières discussions pour organiser le The Ninth Street Show ayant interroger le risque de ne pas être pris au sérieux en intégrant des artistes femmes dans l’exposition.
Claude Monet et Joan Mitchell
En prenant le pari d’exposer onze femmes, le Ninth Street Show n’en ira pas moins au-delà des espérances premières, devenant le point nodal du déplacement du centre du monde de l’art de Paris vers New York. Après quelques expositions new-yorkaises notamment au Whitney Museum et à la New Gallery, c’est pourtant en France que Mitchell choisit d’aller vivre et peindre, pour y retrouver, en 1955, Jean Paul Riopelle dont elle partage l’existence jusqu’en 1979. Vivre en France est aussi une façon de renforcer le lien qu’elle ressent avec un pays qui a façonné des personnalités telles que Paul Cézanne et Vincent van Gogh, dont les œuvres l’avaient impressionnée, enfant, lors de visites à l’Art Institute of Chicago.
À partir de 1968, Mitchell jouxte l’univers qui fut celui de Claude Monet en s’installant dans une propriété à Vétheuil, proche de celle de Giverny où vécut l’artiste impressionniste de 1878 à 1881. Vétheuil voit naître de grands polyptyques dans lesquels Mitchell saisit l’essence de la nature et le lyrisme du paysage. Elle y produit des compositions abstraites emblématiques, des idées de paysages vus et ressentis qu’elle compose non pas sur le motif mais dans son atelier, privilégiant le souvenir à la vision. L’expressivité gestuelle de ces toiles – certains parlent de “surgissements” – reste en lien avec ses premières aventures abstraites américaines tout en résonnant puissamment avec une forme “d’impressionnisme abstrait” (la formule est d’Elaine de Kooning) caractéristique des œuvres réalisées par Monet à la fin de sa vie, alors que sa vue n’était plus bonne.
L’une des femmes les plus cotées qui soit
En France, Joan Mitchell a collaboré avec le galeriste parisien Jean Fournier, pionnier dans la découverte des expressionnistes abstraits sur le territoire français. Celui-ci a formidablement défendu son travail et permis à ses œuvres d’intégrer de belles collections privées et publiques, dont celle du Centre Pompidou. Mais le rayonnement est encore plus fort aux États-Unis où les œuvres de Mitchell sont à la fois conservées dans une trentaine d’institutions à travers le pays et dans de remarquables collections privées. C’est dans son pays d’origine que le marché est le plus nourri, avec dix fois plus de lots vendus qu’en France et 93% du produit des ventes annuel réalisé.
Évolution de l’indice des prix aux enchères pour les oeuvres de Mitchell (copyright Artprice.com)
Aux États-Unis comme ailleurs, les œuvres de Mitchell prennent un poids de plus en plus conséquent sur le marché depuis 2018, année où le galeriste international David Zwirner s’est engagé à accroître la reconnaissance et la cote de l’artiste. Deux semaines seulement après l’annonce officielle faite par David Zwirner sur sa décision de représenter les œuvres de Mitchell, Christie’s vendait à New York sa toile Blueberry au prix de 16,6m$, contre une estimation haute de 7 millions de dollars. La revalorisation s’est poursuivie avec intensité, comme le montre la revente du diptyque La Grande Vallée VII (1983), dont le prix a été multiplié par 44 entre 1989 et 2020, passant de 330 000$ à 14,5 m$. Depuis 2018, 13 lots sur 14 ont dépassé les 10 millions de dollars aux enchères, notamment pour de grands diptyques dont les prix sont multipliés par cinq ou six en une dizaine d’années. Cette accélération dans la hausse des prix constitue, pour Alexander Rotter, président du département d’art après-guerre et Contemporain chez Christie’s New York, “un ajustement du marché qui aurait dû intervenir il y a longtemps déjà”. En 2023, Joan Mitchell a encore passé de nouveaux caps aux enchères, avec deux toiles vendues à plus de 27 millions de dollars chacune.
Évolution du produit des ventes aux enchères de Joan Mitchell en millions de dollars (copyright Artprice.com)
L’exemple de Mitchell est par ailleurs très représentatif d’une revalorisation en cours plus générale concernant les artistes femmes marquantes du 20e siècle, de plus en plus nombreuses à intégrer les meilleures performances mondiales.
Il y a dix ans, Joan Mitchell se trouvait être la seule femme classée parmi les 50 premiers artistes mondiaux selon son produit des ventes annuel.
Aujourd’hui, elle partage ce privilège avec quatre autres artistes : Yayoi Kusama, Georgia O’Keefe, Louise Bourgeois et Cecily Brown. Elle qui se moquait souvent du fait d’être une “lady painter” tient aujourd’hui la douzième place du marché mondial des enchères, forte d’un volume d’affaires de 112,6m$ qui dépasse ceux des géants américains de l’art abstrait que sont Mark Rothko et Cy Twombly. Ce résultat annuel recouvre aussi une importance symbolique, car le dépassement du seuil des 100 millions de dollars était jusque-là toujours réservé aux artistes masculins, à l’exception de l’artiste japonaise Yayoi KUSAMA.