Au cours du premier trimestre, l’ambiance n’était pas à l’euphorie en salles des ventes et les œuvres majeures toujours rares. Néanmoins, les résultats obtenus ont été suffisamment solides pour calmer les inquiétudes et aborder les grandes ventes de mai avec une meilleure énergie.
Après une année 2023 complexe pour les acteurs du marché de l’art, marquée par des incertitudes macro-économiques en Europe et aux États-Unis, les principales places de marché occidentales ont enregistré un tassement de leurs résultats annuels. Ce constat s’est poursuivi au cours des premiers mois de 2024, avec des ventes aux enchères témoignant d’un démarrage moins dynamique que d’habitude. À titre d’exemple, les sessions dédiées aux Maîtres Anciens à New York en janvier ont illustré cette tendance : en 2023, un tableau de Rubens avait atteint près de 27 millions de dollars, tandis qu’en 2022, un Christ de Botticelli avait été adjugé pour 45 millions de dollars, et en 2021, un portrait de jeune homme du même Botticelli avait dépassé les 92 millions de dollars. Le record d’enchères pour le mois de janvier 2024 s’élève cette fois à 6 millions de dollars pour la sculpture en bronze “Sleeping Nymph” du sculpteur italien GIAMBOLOGNA (c.1529-1608), proposée par Christie’s à New York.
Bien que ces six millions ne rivalisent pas avec les meilleures adjudications des années précédentes, ils demeurent impressionnants. Cette Nymphe endormie a été adjugée cinq millions de dollars au-dessus de l’estimation moyenne, soulignant ainsi la demande soutenue pour des œuvres rares. Les six millions pour ce petit bronze (d’environ trente centimètres) témoignent de la détermination des acheteurs à saisir une occasion unique, d’autant plus que de telles opportunités ont été moins fréquentes au cours du premier trimestre que par le passé, sur le marché des enchères.
Deux mois après l’adjudication de la Nymphe endormie, les ventes d’art impressionniste, moderne et contemporain de Londres ont présenté des œuvres encore plus prestigieuses, renforçant ainsi la dynamique du marché. Une toile de Francis BACON s’est vendue pour 25 millions de dollars, tandis qu’une autre de David HOCKNEY a atteint 24 millions, et un Homme à la pipe (1968) de Pablo PICASSO a été adjugé pour plus de 17 millions. Toutes ces œuvres ont dépassé leurs estimations hautes, avec le Picasso surpassant même de deux millions le montant attendu.
Surtout, René MAGRITTE a décroché la meilleure adjudication du trimestre avec L’Ami intime, une toile énigmatique cédée pour 43 millions de dollars, désormais classée comme la deuxième meilleure adjudication de l’artiste, juste derrière L’Empire des lumières, vendue 79,3 millions de dollars en 2022. La vente du Magritte à 43 millions de dollars illustre la détermination des grands collectionneurs face aux œuvres de grande valeur. Cependant, le marché des œuvres prestigieuses montre des signes ponctuels d’appauvrissement. Les maisons de ventes peinent visiblement à persuader les propriétaires d’œuvres majeures de les proposer aux enchères. Cette tendance à la contraction de l’offre haut de gamme, déjà observée en 2023, a entraîné une baisse notable du résultat mondial de -14% l’an dernier. Cette année, cette diminution se poursuit, comme en témoignent les cinq œuvres vendues à plus de 10 millions de dollars au premier trimestre 2024, comparativement à douze au T1 2023.
Malgré ces signes de stagnation pour les œuvres de prestige, la dynamique du marché demeure forte dans d’autres segments. Il convient de rappeler que 2023 a été l’année la plus active de l’histoire du marché de l’art mondial en termes de transactions, avec plus de 760 000 ventes réalisées. Les 155 000 œuvres vendues à travers le monde au premier trimestre 2024 confirment une mobilisation continue des acheteurs. Une des raisons de cet engouement est la digitalisation croissante des ventes aux enchères. En effet, les ventes en ligne, qui permettent de mobiliser un grand nombre d’enchérisseurs sur une période plus étendue que les ventes en salle, gagnent en popularité. Cette évolution a été accentuée par la crise de la Covid-19 et a contribué à fluidifier les transactions auprès d’une clientèle de plus en plus jeune. Chez Phillips par exemple, troisième maison de ventes mondiale, près de la moitié des clients de 2023 étaient des primo-accédants et le tiers des acheteurs était issu des générations Y et Z.
Une concurrence accrue pour les artistes féminines
La politique d’acquisition volontariste des musées occidentaux, couplée à la demande croissante des collectionneurs privés, fait du marché des artistes femmes l’un des plus dynamiques actuellement. Le nombre de transactions les concernant a doublé en l’espace de cinq ans et triplé en dix ans. Quel que soit le style ou la période concernée, les prix des œuvres des artistes féminines de renom connaissent une hausse, stimulée par une concurrence accrue.
En janvier, un Autoportrait en costume de voyage de la portraitiste française Elisabeth VIGÉE-LEBRUN (1755 -1842) a été adjugé à 3 millions de dollars chez Sotheby’s, surpassant trois fois son estimation haute. Ce pastel n’offre pas seulement à l’artiste son nouveau record dans la catégorie “dessin”, mais il la place également à un niveau de prix supérieur à celui de son homologue masculin, Maurice-Quentin de La Tour. Ce succès reflète l’engouement actuel pour les rares peintres féminines de l’histoire. Élisabeth Louise Vigée, peintre officielle de la reine Marie-Antoinette, est l’une des figures emblématiques du XVIIIe siècle, comparable à celles que la National Gallery of Art de Washington s’efforce actuellement d’acquérir pour enrichir ses collections. Il est à noter que les musées occidentaux ont récemment intensifié leurs acquisitions d’œuvres d’artistes femmes, conscient de leur sous-représentation dans leurs collections.
Les ventes de mars ont confirmé cette revalorisation en cours des artistes femmes. Les sessions d’art moderne et contemporain de Londres de Sotheby’s rapportent que 60% des lots réalisés par des femmes ont dépassé leurs estimations hautes. Françoise GILOT par exemple, non seulement célèbre pour avoir été la compagne de Pablo Picasso mais aussi pour ses talents d’écrivaine et de peintre, a agité les enchères à 922 000$, presque au quadruple de son estimation haute, pour son Portrait de Geneviève (1944). D’autres artistes féminines ont surpassé les attentes, notamment Etel Adnan, Rebecca Warren, Agnes Martin et Cecily Brown pour les contemporaines les plus confirmées. Les jeunes artistes ne sont pas en reste, à l’image de la jeune quadra Britannique Jadé FADOJUTIMI qui a établi un nouveau record mondial en mars avec une œuvre vendue à 1,98 million de dollars après six longues minutes d’enchères. Les institutions culturelles souhaitant éviter de reproduire les erreurs du passé, plusieurs ont déjà intégré des œuvres de Fadojutimi dans leurs collections permanentes. Elle est notamment la plus jeune artiste ayant intégré la collection permanente de la Tate Modern de Londres.
Les grandes tendances de l’année précédente – raréfaction des chefs-d’œuvre, volume maximal de transactions et engouement pour des artistes femmes – se sont confirmées au premier trimestre de cette année. Dans les mois à venir, l’évolution du marché sera largement influencée par la possibilité de mettre en vente des collections d’exception, à l’instar de celles de Paul Allen et de Thomas et Doris Ammann, qui ont généré à elles seules deux milliards de dollars lors de leurs dispersions en 2022. Seule l’arrivée aux enchères d’œuvres de grande envergure pourrait réchauffer une atmosphère encore tiède sur la première partie de l’année 2024.
Quelques chiffres à retenir pour le premier trimestre 2024:
1,3 Mrd$ > Le produit des ventes aux enchères de Fine Art pour le T1 2024 dans le monde. Cette performance fait face à une baisse de -36% par rapport au T1 2023.
162 000 > Le nombre de lots vendus pendant les trois premiers mois de l’année 2024, soit une baisse de seulement-1% par rapport au nombre de transactions enregistrées au cours de l’exercice précédent.
-79 % > La contraction en France du produit des ventes aux enchères de Fine Art : 17m$ au T1 2024 contre 82m$ au T1 2023.
142 > Le nombre d’adjudications millionnaires (en dollars, frais inclus) comptées par Artprice sur les trois premiers mois de l’année dans le monde, contre 261 pour le T1 2023.
6 m$ > Le prix record en janvier 2024 pour une œuvre d’art aux enchères : Sleeping nymph du sculpteur italien Giambologna (c.1529-1608) a été vendue par Christie’s à New York à peu près six fois ses estimations.
x340 > Le coefficient de multiplication du prix de la toile L’Ami intime (1958) de René Magritte sur 43 ans : vendue 99 000£ chez Sotheby’s en 1980, elle a été adjugée 33,7m£ (43m$) par Christie’s le 7 mars 2024, ce qui constitue la plus haute adjudication du premier trimestre.
7ème > La position de Yayoi Kusama dans le classement provisoire Artprice. Avec 16,7m$ en trois mois, elle est la deuxième artiste vivante la plus performante du monde du début d’année, après David Hockney.
1 985 200 $ > Le nouveau prix record pour Jadé Fatojutimi (1993) aux enchères : The Woven Warped Garden of Ponder (2021) a été vendue par Christie’s le 7 mars 2024 à Londres plus de trois fois au-dessus des estimations.