Lucian Freud est le peintre d’origine allemande le plus coté. Son nouveau record obtenu en novembre dernier se trouve être deux fois plus important que celui de Gerhard Richter
Né en 1922 à Berlin et décédé en juillet 2011 à l’âge de 88 ans, Lucian FREUD, petit-fils du psychanalyste Sigmund Freud, est l’un des peintres favoris de notre époque. Il avait quitté l’Allemagne pour Londres en 1934 avec ses parents. C’est sur le sol britannique qu’il se forme à l’art, puis au gré de voyages et rencontres déterminantes : celles de Picasso et de Giacometti à Paris dans les années 40’, puis celles de Francis Bacon et de Frank Auerbach qui l’incitent à transformer son approche linéaire, pour se laisser aller à une peinture figurative expressive afin de cerner au mieux la “vérité” des sujets.
Les sujets phares
Ses portraits et ses nus charnels en ont fait l’un des artistes les plus prestigieux et les plus respectés au monde bien qu’il ait fait souffler quelques vents de scandale, notamment avec le portrait de la Reine Elizabeth II, peint en 2001 à l’occasion de son jubilé d’or. Ce portrait lui a valu les critiques acerbes de la presse britannique. Non seulement l’intensité brute du portrait de la Reine a pu choquer, mais également le fait que Freud réalise ici l’une de ses plus petites peintures (24×15 cm) alors qu’il travaillait normalement en grand format.
Freud reprend les mêmes thématiques d’une œuvre à l’autre. La façon dont il traite les visages et les corps révèle toujours une intimité crue, sans concession, tout en invitant à une réflexion sur la pudeur, sur les particularités du corps, leurs défauts, leurs marques, sur les chairs trop abondantes voire, plus rarement, sur les corps trop décharnés. Obsédé par les détails et par la vérité de son sujet, Freud travaillait selon un processus de pose fastidieux et éprouvant pour ses modèles, processus qui nécessitait des séances de plusieurs heures, parfois pendant plusieurs mois, avant que l’artiste soit satisfait. Le peintre britannique David Hockney rapporte avoir posé des centaines d’heures pendant des mois, avant que Freud puisse achever son portrait.
Dès la fin des années 1980, l’artiste bénéficie d’une reconnaissance au niveau international, en partie grâce à une importante rétrospective de 1987-1988 dans quatre villes (Washington, Paris, Londres, Berlin). Représenté par le marchand d’art américain William Acquavella, son travail est déjà bien connu par tous les grands collectionneurs anglais, américains et européens. Déjà, dans ces années-là, ses toiles sont très bien cotées et certaines flirtent avec les 500 000$ en salles des ventes. En 1990, le portrait d’un homme à la cigarette daté de la fin des années 50’ dépasse, pour la première fois, le million de dollars aux enchères (Man smoking, 1956/58). Il faut attendre 2007 pour que l’une de ses toiles soient valorisée à plus de 10 millions de dollars (Bruce Bernard : 15,6m$ chez Christie’s Londres); 2008 pour dépasser la barre des 30 millions, puis 2015 pour excéder les 50 millions de dollars avec son puissant nu féminin Benefits Supervisor Resting (56,1m$ chez Christie’s New York). L’année dernière, un nouveau palier a été atteint, à plus de 80 millions de dollars.
Evolution des records de Lucian Freud aux enchères (copyright Artprice.com)
Un record à plus de 80 millions
C’est dans le cadre de la plus importante dispersion d’œuvres d’art de l’histoire des enchères que Lucian Freud a passé un nouveau cap de prix saisissant en novembre dernier. Christie’s organisait alors la vente de collection de Paul Allen, première vente d’art de l’histoire à dépasser le milliard de dollars de chiffre d’affaires (1,6Mrd$). Paul Allen (1953-2018) est un homme incontournable pour avoir donné naissance à Microsoft avec Bill Gates en 1975. Collectionneur extrêmement bien conseillé, il a réuni plus de 150 chefs-d’œuvre de la Renaissance à l’Art Contemporain, sous les signatures des plus grands artistes de l’histoire dont Monet, Klimt ou Richter. Il détenait également un chef-d’œuvre de Lucian Freud, un monument pictural resté pendant quinze ans dans la collection personnelle du marchand de Freud, James Kirkman, avant d’être acquis par Paul G. Allen.
La toile s’intitule Large Interior, W11 (after Watteau) (1981-1983) et elle se trouve être la plus grande peinture de Lucian Freud à l’époque de sa création (elle mesure presque deux mètres) et la première à figurer plus de deux modèles. D’une grande puissance, cette scène intimiste figurait déjà sur la couverture de la première monographie majeure consacrée par Lawrence Gowing à Lucian Freud, en 1982, alors qu’elle n’était pas encore achevée par Freud.
C’était aussi la première œuvre de l’artiste à dialoguer directement avec une peinture de l’histoire de l’art, à savoir Pierrot de Jean Antoine Watteau (vers 1712; Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid). Transposant la fête galante du maître français à l’intérieur de son atelier, Freud a remplacé la distribution de la commedia dell’arte de Watteau par ses muses personnelles, ses amants et sa progéniture (père de deux enfant légitimes, le petit-fils de Sigmund Freud aurait reconnu douze autres enfants). Dans l’oeuvre de Freud en effet, tout est autobiographique.
Large Interior, W11 (after Watteau) était déjà passée aux enchères en 1998 chez Sotheby’s, New York où elle se vendait 5,8m$. Mais en novembre 2022, son prix a été révisé à 86,2m$. En vingt-quatre ans, et après un passage par une collection américaine extrêmement prestigieuse, le tableau gagne donc la somme astronomique de 80,4 millions de dollars. Les précédents records de Freud remontaient à 2008 avec sa toile Benefits Supervisor Sleeping (1995) achetée 33,6m$ par le milliardaire russe Roman Abramovich chez Christie’s, et surtout à 2015 avec le nu spectaculaire Benefits Supervisor Resting (1994) vendu 56,1m$.
Lucian Freud : répartition de son produit des ventes aux enchères depuis 2020 (copyright Artprice.com)
Au palmarès des artistes en 2022
La vente, pour plus de 86 millions de dollars, de Large Interior, W11 (after Watteau) à laquelle s’ajoute 31 autres adjudications dont Girl with Closed Eyes (1986-1987), un portrait de la maîtresse et muse de Lucian Freud, l’écrivaine Janey Longman, vendu 20,2m$ par Christie’s Londres le 1er mars 2022, permettent à Freud de réaliser une performance exceptionnelle en 2022. Avec 113,7 millions de dollars d’œuvres de produit des ventes aux enchères annuel, il prend la 32e place mondiale des artistes les plus performants du monde, devant Gustav KLIMT qui a pourtant lui aussi établi un nouveau record mondial en novembre avec une toile issue de la collection Paul Allen : Birch Forest (1903) cédée pour 104,585 millions de dollars.
L’art de Lucian Freud est tellement prisé et coté que même certaines gravures valent plus de 100 000$ voire 200 000$. Fort heureusement, d’autres planches sont encore abordables autour de 10 000$ en salles : des éditions précieuses et rares, sur une vingtaine d’exemplaires seulement.