Le juge de l'impôt confirme la position de l'administration fiscale qui a réintégré partiellement des honoraires facturés par deux sociétés mères à leur filiale commune, sur le fondement de l'acte anormal de gestion. Cette décision précise les modalités d'administration de la preuve lorsque l'administration conteste le caractère excessif d'une dépense au regard de sa contrepartie.
L'arrêt s'inscrit dans le cadre du contentieux relatif aux actes anormaux de gestion, doctrine prétorienne qui permet à l'administration fiscale de remettre en cause certaines décisions de gestion des entreprises lorsqu'elles sont étrangères à l'intérêt de l'exploitation.
La cour rappelle le cadre juridique applicable en se référant aux articles 38 et 39 du Code général des impôts. Selon l'article 38...
le bénéfice imposable est le bénéfice net, déterminé d'après les résultats d'ensemble des opérations de toute nature effectuées par les entreprises,
tandis que l'article 39-1 prévoit que
le bénéfice net est établi sous déduction de toutes charges, celles-ci comprenant [...] les frais généraux de toute nature.
Sur cette base, la cour explique les règles concernant la charge de la preuve en matière de déductibilité des charges, en rappelant qu'il appartient au contribuable de justifier
tant du montant des charges qu'il entend déduire [...] que de la correction de leur inscription en comptabilité, c'est-à-dire du principe même de leur déductibilité". Cette justification s'opère "par la production de tous éléments suffisamment précis portant sur la nature de la charge en cause, ainsi que sur l'existence et la valeur de la contrepartie qu'il en a retirée
Une fois cette obligation remplie par le contribuable, il incombe à l'administration fiscale, si elle s'y croit fondée, d'apporter la preuve que
"a charge en cause n'est pas déductible par nature, qu'elle est dépourvue de contrepartie, qu'elle a une contrepartie dépourvue d'intérêt pour le contribuable ou que la rémunération de cette contrepartie est excessive.
Rappel des faits :
La SAS E, agence de communication dans le domaine de la grande distribution, a fait l'objet d'une vérification de comptabilité portant sur les exercices 2015 et 2016. À l'issue de cette vérification, l'administration a réintégré partiellement les honoraires que la société avait versés à ses deux sociétés mères, considérant qu'ils étaient excessifs par rapport aux services rendus.
La structure mise en place était la suivante : la SAS E, créée en 1996 par deux associés fondateurs non rémunérés, a vu son capital cédé le 24 juin 2015 à deux SARL également créées en 1996 et dirigées par ces mêmes associés. Ces SARL sont ainsi devenues actionnaires à 50 % chacune de la SAS E. Par conventions du 5 février 2013, ces deux SARL se sont engagées à fournir à la SAS E des prestations administratives, informatiques, comptables, de gestion et de démarchage commercial. Initialement fixée à 360 000 € HT par an, la rémunération de ces prestations a été modifiée par avenants du 3 juin 2013 pour inclure, en plus du forfait annuel, une commission de 3 % de la marge brute réalisée par la SAS E sur son chiffre d'affaires. En application de ces conventions, la SAS E a comptabilisé en charges et déduit de ses résultats imposables des honoraires d'un montant total de 1 307 384 € HT en 2015 et 1 248 172 € HT en 2016.
L'administration fiscale, sans contester la réalité des prestations, a considéré que ces honoraires étaient excessifs. Après recours hiérarchique, elle a admis en déduction les honoraires correspondant à un taux de marge de 38 % pour les sociétés prestataires, ce taux correspondant au troisième quartile des entreprises du secteur des services aux entreprises de moins de neuf salariés, selon les statistiques de l'INSEE. Les rehaussements ont ainsi été ramenés à 518 384 € en 2015 et 276 238 € en 2016.
La SAS E a contesté ces rectifications devant le TA de Strasbourg, qui a rejeté sa demande par jugement du 7 novembre 2022. La société a fait appel de ce jugement devant la CAA de Nancy.
La SAS E
- soutient que l'administration n'avait pas rapporté la preuve du caractère excessif de la rémunération des prestations fournies par ses deux sociétés mères et de son caractère étranger à une gestion commerciale normale. Selon elle, l'administration se fondait exclusivement sur le critère de la marge chez les prestataires et non pas sur la normalité de l'acte de gestion chez le preneur.
- fait valoir que la circonstance que le prix facturé soit supérieur au coût de revient de la prestation chez le prestataire ne saurait suffire à établir le caractère anormal du prix chez le preneur.
- invoque le fait que le montant total des honoraires ne représentait que 3,6 % de son chiffre d'affaires, que l'existence des prestations n'avait pas été remise en cause, que celles-ci lui avaient permis de développer son activité dans un contexte économique difficile et que sa rentabilité n'avait pas été affectée par le paiement de ces honoraires.
La CAA de Nancy, confirmant la position des premiers juges, vient de rejeter la requête de la SAS Elpev et de valider la position de l'administration fiscale.
Dans son analyse, la cour reconnaît d'abord qu'en principe,
la circonstance qu'un prestataire de services facture ses services à un prix très largement supérieur à leur coût de revient ne saurait établir le caractère excessif de la rémunération de ces prestations par rapport au service rendu chez le preneur
Toutefois, elle considère qu'en l'espèce, l'administration a établi que le prix facturé à la SAS Elpev
excédait de beaucoup celui habituellement pratiqué par les entreprises les plus rentables du secteur d'activité
La cour relève notamment que :
- les prestations ont été réalisées par les propres dirigeants non rémunérés de la SAS E qui étaient également les dirigeants des deux sociétés prestataires ;
- que les factures ne comportaient pas le détail des prestations fournies ;
- et que ni les motifs de la modification de la rémunération initiale ni les modalités de détermination de la nouvelle rémunération n'ont été justifiés.
La cour conclut que l'administration a apporté la preuve que la rémunération versée par la SAS E à ses deux sociétés mères était excessive par rapport aux services rendus, dans la mesure qu'elle a déterminée en dernier lieu (c'est-à-dire en admettant un taux de marge de 38 % pour les sociétés prestataires). Rappelons que les taux de marge des deux sociétés prestataires (63 et 67 % en 2015, 52 et 51 % en 2016) étaient significativement supérieurs au taux de marge moyen du secteur des services aux entreprises (22 % en 2015 et 38 % en 2016 pour les entreprises du 3ème quartile de moins de neuf salariés).
Cette décision s'inscrit dans la ligne jurisprudentielle classique en matière d'actes anormaux de gestion, tout en apportant des précisions sur l'articulation entre le niveau de marge du prestataire et le caractère excessif du prix pour le bénéficiaire des prestations.
Elle confirme que l'administration peut s'appuyer sur des données statistiques sectorielles (en l'occurrence les statistiques de l'INSEE) pour déterminer ce qui constitue une rémunération "normale" des prestations.