Nouvel éclairage sur la notion de "lieu d'exercice de l'emploi" au sens des conventions fiscales internationales, particulièrement dans le contexte des dirigeants d'entreprise résidant dans un État différent de celui où se situe le siège de la société qu'ils dirigent
La question soulevée par cette affaire concerne l'application de la convention fiscale franco-britannique du 19 juin 2008, et plus particulièrement l'articulation de ses articles 15 et 24.
L'article 15, relatif aux revenus d'emploi, pose le principe selon lequel les salaires et autres rémunérations similaires qu'un résident d'un État contractant reçoit au titre d'un emploi salarié ne sont imposables que dans cet État, à moins que l'emploi ne soit exercé dans l'autre État contractant. Si l'emploi y est exercé, les rémunérations sont imposables dans cet autre État.
Le paragraphe 2 de cet article prévoit une exception à ce principe : les rémunérations restent imposables uniquement dans l'État de résidence si trois conditions cumulatives sont remplies :
- Le bénéficiaire séjourne dans l'autre État pendant une période n'excédant pas 183 jours au cours de toute période de douze mois consécutifs ;
- Les rémunérations sont payées par un employeur qui n'est pas résident de l'autre État ;
- La charge des rémunérations n'est pas supportée par un établissement stable de l'employeur dans l'autre État.
Le paragraphe 4 précise que l'expression "emploi salarié" inclut notamment les fonctions de gérance ou de direction exercées dans une société soumise à l'impôt français sur les sociétés.
L'article 24 de la convention, quant à lui, organise l'élimination des doubles impositions. Son paragraphe 3 prévoit que pour les revenus imposables au Royaume-Uni conformément à la convention, la France accorde un crédit d'impôt égal au montant de l'impôt français correspondant à ces revenus, à condition que le résident français soit soumis à l'impôt britannique à raison de ces revenus.
Rappel des faits :
M. B, PDG d'une SA française (SA A) spécialisée dans le secteur du luxe, a déclaré en France des revenus imposables dans la catégorie des traitements et salaires s'élevant à 7 447 856 € pour 2017 et 17 284 245 € pour 2018. Ces sommes comprenaient :
- Des rémunérations et avantages en nature (1 077 366 € en 2017 et 1 097 719 € en 2018) ;
- Un bonus annuel (1 317 107 € en 2017 et 1 804 020 € en 2018) ;
- Une rémunération variable multi-annuelle au titre d'un plan d'intéressement à long terme (3 686 048 € en 2017 et 13 606 623 € en 2018).
M. B, qui ne contestait pas avoir été résident fiscal français pendant les années en litige, a séjourné à Londres 193 jours en 2017 et 207 jours en 2018. Estimant que ses revenus d'emploi étaient imposables au Royaume-Uni en application de l'article 15 de la convention fiscale franco-britannique, il a demandé, par réclamation du 7 septembre 2020, le bénéfice du crédit d'impôt prévu à l'article 24 de cette convention pour éliminer la double imposition.
L'administration fiscale ayant rejeté sa réclamation le 17 décembre 2020, M. B a saisi le TA de Paris, qui a rejeté sa demande par jugement du 12 avril 2023. C'est de ce jugement dont M. B a fait appel devant la Cour administrative d'appel de Paris.
M. B soutient principalement que :
- Conformément à l'article 15 de la convention fiscale franco-britannique, ses revenus d'emploi étaient imposables en Grande-Bretagne où il était physiquement présent plus de 183 jours par an depuis le 1er janvier 2016 ;
- Il avait déclaré et avait été soumis à l'impôt au Royaume-Uni à raison de ses revenus salariaux ;
- Les revenus perçus au titre du bonus multi-annuel devaient être pris en compte dans l'assiette du crédit d'impôt conventionnel ;
- Le refus du bénéfice du crédit d'impôt constituait une discrimination prohibée par l'article 45 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.
La Cour administrative d'appel de Paris vient de rejeter la requête de M. B, considérant qu'il n'avait pas exercé son emploi de mandataire social au Royaume-Uni au sens de l'article 15 de la convention fiscale franco-britannique.
Pour parvenir à cette conclusion, la Cour s'est fondée sur plusieurs éléments factuels :
- M. B a exercé en 2017 et 2018 les fonctions de DG d'une SA dont le siège social et le siège de direction effective se trouvaient à Paris, de même que les salariés ;
- Il a, de façon habituelle au cours des années d'imposition en litige, séjourné et exercé ses fonctions à Paris ;
- Les rapports sur le gouvernement d'entreprise de la société mentionnaient l'adresse du siège social comme étant l'adresse professionnelle de M. B ;
- Ses bulletins de paie faisaient référence à un exercice de son activité professionnelle à Paris ;
- Il était rattaché à la sécurité sociale française à raison de cette activité ;
- Même lorsqu'il séjournait à Londres, M. B était quotidiennement en contact avec les équipes de la société, situées à Paris, qui le tenaient en permanence informé et qu'il dirigeait à distance.
- La Cour a également relevé que M. B avait déclaré publiquement avoir choisi de s'installer à Londres pour des motifs familiaux, purement personnels.
Elle a estimé que ni les allégations de M. B selon lesquelles s'installer à Londres lui aurait permis de "prendre du recul" favorisant sa réflexion stratégique, ni le fait qu'il y ait séjourné plus de 183 jours par an (y compris pour des raisons professionnelles), ni la mise à disposition d'un local professionnel à Londres, n'étaient de nature à faire regarder Londres comme le lieu d'exercice de son emploi de mandataire social.
Par conséquent, la Cour a jugé que M. B ne pouvait être regardé comme ayant exercé son emploi de mandataire social ailleurs qu'en France, et que ses revenus d'emploi n'étaient donc pas imposables au Royaume-Uni en application de l'article 15 de la convention fiscale franco-britannique. Il ne pouvait dès lors prétendre au bénéfice du crédit d'impôt prévu à l'article 24 de cette convention.
TL;DR
- Sur la notion de "lieu d'exercice de l'emploi" au sens des conventions fiscales : La Cour refuse une approche purement quantitative (nombre de jours de présence physique) et privilégie une analyse qualitative des fonctions réellement exercées. Elle considère que le lieu d'exercice de l'emploi d'un dirigeant d'entreprise doit s'apprécier au regard du lieu où se situe le centre décisionnel effectif de l'entreprise, et non simplement en fonction du lieu où le dirigeant séjourne le plus fréquemment.
- Concernant la distinction entre résidence et lieu d'exercice de l'activité : La décision souligne l'importance de distinguer clairement le lieu de résidence personnelle du dirigeant et le lieu d'exercice de ses fonctions. Le fait pour un dirigeant de résider dans un État pour des raisons personnelles, tout en dirigeant à distance une entreprise située dans un autre État, ne suffit pas à considérer qu'il exerce son emploi dans son État de résidence.
- Enfin s'agissant des preuves, la Cour prend en compte un faisceau d'indices concrets pour déterminer le lieu réel d'exercice des fonctions : localisation du siège social et de direction effective, localisation des équipes dirigées, mention de l'adresse professionnelle dans les documents officiels, rattachement à la sécurité sociale, et nature des activités réellement exercées dans chaque État.