Le juge de l'impôt nous rappelle les conditions de régularité de la procédure de rectification lorsque l'administration fiscale se fonde sur des documents transmis à des tiers, notamment à une société dont le contribuable est gérant.
Au cœur de ce litige se trouve l'obligation de l'administration fiscale de motiver ses propositions de rectification, un principe fondamental des droits de la défense du contribuable. Les articles L. 11, L. 57 et R. 57-1 du LPF encadrent cette exigence. L'article L. 57 LPF dispose que :
L'administration adresse au contribuable une proposition de rectification qui doit être motivée de manière à lui permettre de formuler ses observations ou de faire connaître son acceptation.
Le contribuable dispose d'un délai de trente jours (prorogeable de trente jours supplémentaires sur demande) pour répondre à cette proposition. L'article R. 57-1 LPF précise que la proposition doit faire connaître "la nature et les motifs de la rectification envisagée" et inviter le contribuable à faire parvenir ses observations dans le délai imparti.
La jurisprudence a précisé que la proposition de rectification doit indiquer au contribuable les motifs et le montant des rehaussements envisagés, leur fondement légal, la catégorie de revenus concernée et les années d'imposition. Lorsque l'administration se réfère à un autre document (par exemple, une proposition de rectification adressée à une société liée au contribuable), elle doit non seulement l'identifier précisément et s'assurer qu'il est lui-même suffisamment motivé, mais surtout veiller à ce qu'il ait été reçu par le contribuable personnellement, préalablement ou au plus tard concomitamment à la proposition de rectification qui le concerne. L'objectif est de garantir que le contribuable dispose de toutes les informations nécessaires pour présenter ses observations dans le délai légal.
Rappel des faits :
L'affaire débute par une vérification de comptabilité de la société E, dont M. B est associé majoritaire et gérant. À l'issue de ce contrôle, l'administration fiscale a réintégré des revenus réputés distribués par la société dans les bases imposables de M. B à l'impôt sur le revenu et aux contributions sociales pour les années 2010, 2011 et 2012.
Le tribunal administratif de Grenoble, par un jugement du 23 novembre 2018, a partiellement déchargé M. B des impositions et pénalités. En appel, la CAA de Lyon, par un arrêt du 1er avril 2021, a prononcé la décharge totale des impositions et pénalités restantes.
Cependant, le Conseil d'État, par une première décision du 20 octobre 2022 (n° 452964), a annulé cet arrêt de la cour d'appel et renvoyé l'affaire. Lors de ce premier examen, le Conseil d'État a notamment estimé que la cour d'appel avait dénaturé la proposition de rectification personnelle de M. B en la jugeant insuffisamment motivée, compte tenu du fait que la proposition de rectification de la société avait été remise en main propre à M. B... en sa qualité de gérant.
L'affaire est donc revenue devant la CAA de Lyon qui, par un nouvel arrêt du 6 juillet 2023, a de nouveau prononcé la décharge des impositions et pénalités, estimant que la procédure d'imposition était irrégulière.
La CAA de Lyon a relevé que le ministre n'apportait pas la preuve que la proposition de rectification adressée à la société L avait été effectivement reçue par M. B préalablement ou concomitamment à la proposition de rectification personnelle qui lui a été notifiée le 24 décembre 2013. La cour en a déduit que M. B n'avait pas été mis en mesure de formuler ses observations dans le délai de trente jours.
Le ministre a alors formé un second pourvoi en cassation devant le Conseil d'État.
- Il conteste l'arrêt de la CAA de Lyon, estimant que la procédure était régulière. Il soutient notamment que la proposition de rectification de la société E a bien été reçue par M. B en sa qualité de gérant dès le 20 décembre 2013, et qu'il avait même présenté des observations sur cette proposition au nom de la société le 17 février 2014, démontrant ainsi qu'il avait eu connaissance des motifs des rectifications le concernant personnellement en temps utile.
Le Conseil d'État vient de juger que la CAA n'a pas commis d'erreur de droit rejetant dès lors le pourvoi du ministre.
Le Conseil d'État a examiné les arguments du ministre :
- Concernant l'appréciation des faits par la cour d'appel : Le Conseil d'État a jugé que la CAA avait porté une appréciation souveraine sur les faits, exempte de dénaturation, en estimant que la preuve de la réception concomitante ou préalable de la proposition de rectification de la société par M. B n'était pas rapportée.
- Concernant l'autorité de la chose jugée : Le Conseil d'État a précisé que sa première décision du 20 octobre 2022 avait seulement corrigé une dénaturation de la proposition de rectification personnelle de M. B. par la cour d'appel. Elle n'avait pas tranché définitivement la question de la réception de la proposition de la société par M. B dans des conditions permettant l'exercice des droits de la défense. Par conséquent, la cour d'appel n'a pas méconnu l'autorité de la chose jugée en réexaminant cette question factuelle après renvoi.
- Concernant la connaissance ultérieure des motifs : Le ministre soutenait que M. B avait nécessairement connaissance des motifs complets des rectifications le concernant personnellement au plus tard le 17 février 2014, date à laquelle il a présenté des observations sur la proposition de rectification de la société. Le Conseil d'État a rejeté cet argument. Il a relevé que, même si M. B avait eu connaissance des motifs à cette date, l'administration fiscale n'avait pas informé M. B qu'il disposait d'un nouveau délai de trente jours pour présenter ses observations sur les rectifications le concernant à titre personnel. Sans cette information claire, le contribuable n'est pas mis en mesure d'exercer pleinement ses droits.
TL;DR
- La simple référence à un document externe, même si ce document est techniquement accessible au contribuable (ici en sa qualité de gérant de société), ne suffit pas à purger le vice de motivation de la proposition de rectification personnelle si la preuve de la réception concomitante ou préalable n'est pas établie. C'est à l'administration de prouver cette réception.
- Nécessité pour l'administration de garantir effectivement au contribuable son droit de réponse. Même si le contribuable prend connaissance des motifs par d'autres voies (comme la réponse aux observations de la société), l'administration doit expressément lui indiquer qu'il dispose d'un nouveau délai pour formuler ses observations sur sa situation personnelle. À défaut d'une telle notification claire, le droit du contribuable de répondre est considéré comme entravé, et la procédure est jugée irrégulière.