Le juge apporte des précisions sur l'articulation entre le régime fiscal favorable des sociétés d'investissements immobiliers cotées (SIIC) et la qualification d'activité de marchand de biens. Il rappelle les critères permettant à l'administration fiscale de requalifier une activité présentée comme foncière en activité commerciale d'achat-revente, entraînant la remise en cause du régime d'exonération d'impôt sur les sociétés.
Pour mémoire, l'article 208 C du CGI prévoit un régime d'exonération d'impôt sur les sociétés pour les sociétés d'investissements immobiliers cotées et leurs filiales. Ce régime, communément appelé "régime SIIC", permet une exonération d'impôt sur les sociétés pour la fraction du bénéfice provenant :
- de la location d'immeubles,
- de la sous-location d'immeubles pris en crédit-bail,
- des plus-values sur la cession d'immeubles, de droits réels, de droits afférents à un contrat de crédit-bail portant sur un immeuble et de participations dans certaines sociétés.
Pour bénéficier de ce régime, les sociétés doivent notamment avoir pour objet principal "l'acquisition ou la construction d'immeubles en vue de la location". Cette condition, relative à l'objet social, est essentielle et constitue le cœur du litige.
L'article 208 C-III bis étend ce régime aux sociétés soumises à l'impôt sur les sociétés ayant un objet identique à celui des SIIC et détenues à 95% au moins par certaines structures d'investissement immobilier.
L'article 35-I-1° du CGI définit comme relevant des bénéfices industriels et commerciaux les bénéfices réalisés par les personnes qui "habituellement, achètent en leur nom, en vue de les revendre, des immeubles". Cette définition caractérise l'activité de marchand de biens.
Contrairement au régime SIIC, les sociétés exerçant une activité de marchand de biens sont pleinement soumises à l'impôt sur les sociétés, sans bénéficier d'exonération pour les plus-values de cession d'immeubles, ces derniers constituant leur stock et non des immobilisations.
Rappel des faits :
La société à responsabilité limitée L a été créée le 29 décembre 2004 avec pour objet statutaire "l'acquisition, la détention et la gestion de tous biens ou droits immobiliers". Le 28 mars 2006, elle a acquis de sa société mère des titres de sociétés anonymes luxembourgeoises qui détenaient elles-mêmes des titres de SCI françaises propriétaires de sept immeubles. Par la suite, elle a prononcé la dissolution de ces sociétés, bénéficiant ainsi de la transmission universelle de leur patrimoine. Elle est ainsi devenue propriétaire de ces sept immeubles à compter du 3 mai 2006.
Entre 2008 et 2016, la société a cédé six de ces sept immeubles. Elle avait opté en 2009 pour le régime d'exonération des SIIC prévu à l'article 208 C du CGI.
À la suite d'une vérification de comptabilité portant sur la période du 1er janvier 2013 au 31 décembre 2015, l'administration fiscale a requalifié son activité en celle d'un marchand de biens au sens de l'article 35 du CGI.
Elle s'est appuyée sur les cessions systématiques intervenues entre 2008 et 2016, qui ont progressivement réduit le patrimoine immobilier de la société, pour établir que l'intention de la société lors de l'acquisition des immeubles en 2006 était bien de les revendre et non de les conserver pour en tirer des revenus locatifs.
Cette requalification a entraîné la remise en cause du régime d'exonération dont la société bénéficiait pour les plus-values de cession d'immeubles. L'administration a donc notifié à la société des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés et de CVAE (Elle a considéré que, puisque la société exerce une activité de marchand de biens, les immeubles constituent des stocks et non des immobilisations, ce qui a des conséquences sur la détermination de la valeur ajoutée pour le calcul de la CVAE), assorties de pénalités pour manquement délibéré sur le fondement de l'article 1729 a) du CGI.
La société a contesté ces impositions devant le tribunal administratif de Paris, qui a rejeté sa demande par un jugement du 19 septembre 2023.
La société a fait appel de ce jugement devant la Cour administrative d'appel de Paris. Contestant la requalification de son activité en celle d'un marchand de biens, elle :
- soutient que l'intention spéculative doit être appréciée à la date d'acquisition des immeubles, et que cette date devrait être celle à laquelle les sociétés absorbées ont acquis les immeubles, et non la date de la transmission universelle de patrimoine intervenue en 2006.
- fait également valoir que son objet statutaire (acquisition, détention et gestion de biens immobiliers) et la constitution d'une société sœur à objet marchand démontrent son intention de mener une activité foncière et non commerciale.
- se prévaut de plusieurs éléments tendant à établir l'absence de caractère spéculatif de son activité :
-
- La durée entre l'acquisition et la cession (plusieurs années)
- La location continue des biens
- Le financement à long terme
- L'existence de baux commerciaux engageant durablement les biens
- La reprise et la poursuite de l'activité foncière des sociétés absorbées
- Le renouvellement des baux
- L'absence d'acquisitions pendant la période en cause
- Des projets d'investissements significatifs sur le dernier immeuble
- Le fait que les cessions résultaient de contraintes extérieures
La Cour vient de rejeter l'appel de la société L.
Sur le fond, la Cour confirme la qualification retenue par l'administration. Elle estime que la société doit être regardée comme ayant acquis les immeubles le 28 mars 2006, date à laquelle ils ont été transférés dans son patrimoine.
La Cour rejette l'argument tiré de la durée de détention des immeubles avant leur cession, considérant que, compte tenu de la nature de ces biens (immeubles de bureaux) et des difficultés affectant ce secteur après 2008, les délais écoulés depuis l'acquisition ne sont pas significatifs d'une intention de les exploiter durablement par la mise en location.
Elle relève le "caractère systématique des opérations de vente" qui a progressivement réduit l'activité de location et l'actif immobilier de la société. Ce constat l'amène à qualifier l'activité de la société comme relevant de "l'acquisition habituelle d'immeubles en vue de les revendre", malgré :
- la poursuite de l'activité foncière des sociétés absorbées ;
- le financement par emprunts à long terme ;
- le renouvellement de baux, notamment commerciaux ;
- l'absence de nouvelles acquisitions ;
- les projets d'investissements envisagés sur le dernier immeuble ;
- le contexte particulier pouvant justifier chaque cession.
La Cour en conclut que la société L ne peut être regardée comme ayant pour objet principal "l'acquisition ou la construction d'immeubles en vue de la location", condition nécessaire pour bénéficier du régime SIIC. L'administration était donc fondée à requalifier son activité comme étant celle d'un marchand de biens et à remettre en cause le régime d'exonération d'impôt sur les sociétés.
La Cour en déduit que les immeubles, destinés à la revente, ne peuvent être regardés comme des éléments d'actif immobilisé. Par conséquent :
- Les plus-values de cession constituent des produits entrant dans le chiffre d'affaires pour la détermination de la valeur ajoutée
- La société ne peut bénéficier de la déduction des dotations aux amortissements
- Le régime transitoire pour les activités de location nue n'est pas applicable
La Cour confirme enfin l'application de la majoration pour manquement délibéré. Elle relève que la société, qui exerçait une activité de marchand de biens et avait acquis les immeubles avec l'intention de les revendre, a néanmoins opté en 2009 pour le régime d'exonération réservé aux sociétés ayant vocation à exercer une activité de détention et de gestion locative. Elle a continué à effectuer ses déclarations sur la base de ce régime de faveur alors même qu'elle avait commencé à céder ses actifs immobiliers. La Cour rejette l'argument selon lequel l'option souscrite en 2009 était antérieure aux années d'imposition et que le régime de faveur n'existait pas à la date d'acquisition des immeubles.
TL;DR
- L'arrêt rappelle que le bénéfice du régime SIIC est subordonné à la condition que la société ait pour objet principal "l'acquisition ou la construction d'immeubles en vue de la location". Cette condition s'apprécie non pas seulement au regard des statuts ou de la forme juridique, mais en fonction de l'activité réellement exercée.
- La Cour confirme que l'intention spéculative s'apprécie à la date d'acquisition des immeubles, mais précise que, en cas de transmission universelle de patrimoine, cette date est celle du transfert des immeubles dans le patrimoine de la société bénéficiaire, et non celle de l'acquisition initiale par les sociétés absorbées.
- Sur les critères de qualification de l'activité de marchand de biens, la Cour adopte une approche globale en se fondant sur un faisceau d'indices dont le principal est le "caractère systématique des opérations de vente" ayant progressivement réduit le patrimoine immobilier de la société.La Cour accorde une importance limitée à certains indices traditionnellement invoqués pour caractériser une activité foncière (durée de détention, financement à long terme, existence de baux commerciaux), dès lors que le comportement global de la société révèle une intention de revente des immeubles.
- Concernant l'application des pénalités pour manquement délibéré, la Cour considère que le fait d'opter pour le régime SIIC alors que la société exerce une activité de marchand de biens caractérise un manquement délibéré, sans que le contribuable puisse se prévaloir de l'antériorité de l'option par rapport aux années d'imposition.