La chambre criminelle de la Cour de cassation vient de rendre une décision de cassation importante. En annulant un arrêt de la chambre de l'instruction qui confirmait une saisie pénale de près de 95 M€, la haute juridiction judiciaire qui ne se prononce pas sur le fond de l'affaire, adresse un rappel à l'ordre concernant le respect des garanties procédurales.
Pour mémoire, en matière de fraude fiscale, les articles 706-141 et s du code de procédure pénale prévoient la possibilité de procéder à des saisies pénales spéciales pour garantir le recouvrement des amendes et confiscations. Ces mesures sont strictement encadrées par la loi et soumises à un contrôle juridictionnel renforcé. L'article 706-153 organise les voies de recours contre ces ordonnances de saisie, en prévoyant que l'appel peut être examiné soit par le président de la chambre de l'instruction, soit par la chambre elle-même dans sa formation collégiale.
Parallèlement, l'article 131-21 du code pénal autorise la confiscation du patrimoine de la personne condamnée, sous réserve des droits du propriétaire de bonne foi, lorsque cette personne a la libre disposition des biens concernés.
Rappel des faits :
Cette affaire trouve son origine dans une enquête préliminaire diligentée à l'encontre de M. L pour des faits de fraude fiscale. Les investigations ont révélé que ce dernier était soupçonné de détenir indirectement, en sa qualité de bénéficiaire effectif, un important patrimoine immobilier logé dans diverses sociétés qu'il avait omis de déclarer à l'administration fiscale, générant une évasion fiscale de 94 460 440 € au titre de l'IFI.
Le montage patrimonial était assez complexe. Au sommet de la structure se trouvait une société de droit luxembourgeois qui détenait intégralement le capital d'une société holding danoise. Cette dernière contrôlait à son tour 22 sociétés danoises et 6 sociétés françaises, dont la société X, par l'intermédiaire de 3 sociétés luxembourgeoises interposées. L'ensemble de ces entités était propriétaire de nombreux biens immobiliers, notamment situés à Paris.
Initialement détenues directement par M. L, les parts de la société luxembourgeoise de tête ont été transférées en 2005 à un trust familial situé dans un paradis fiscal. Un an plus tard, en 2006, ce trust a cédé l'intégralité de ses parts par dation dans le cadre d'un contrat d'assurance-vie à une autre société luxembourgeoise. Dans cette configuration, le trust apparaissait comme souscripteur et bénéficiaire de l'assurance-vie, tandis que M. L. demeurait la personne assurée, lui conservant ainsi un lien direct avec la structure.
La société française X, propriétaire d'un ensemble immobilier parisien d'une grande valeur, a procédé à sa cession au prix de 1,032 Md€. Face à cette transaction et aux soupçons de fraude fiscale, le juge des libertés et de la détention a ordonné le 2 mars 2023 la saisie de 94 460 440€, correspondant au montant de l'impôt éludé, entre les mains du notaire chargé de la vente.
Une information judiciaire a été ouverte le 8 mars 2023, soit 6 jours seulement après l'ordonnance de saisie. M. L. a été immédiatement mis en examen pour: fraude fiscale, l'omission d'écritures comptables...
Face à cette mesure de saisie qu'ils considéraient comme injustifiée, tant M. L. que la société X ont fait appel de l'ordonnance du juge des libertés et de la détention. La chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris a confirmé cette mesure. Les demandeurs se sont pourvus en cassation.
- Sur la forme, ils contestent la compétence de la chambre de l'instruction dans sa formation collégiale, arguant que seul le président était compétent en l'absence de demande expresse des parties ou de décision motivée par la complexité du dossier. Ils dénonçaient également le défaut d'accès aux pièces du dossier, particulièrement aux réquisitions du ministère public et aux documents sur lesquels s'était fondée la juridiction.
- Sur le fond, ils remettaient en cause la caractérisation de la libre disposition, estimant que la seule qualité de bénéficiaire effectif d'un trust ne pouvait suffire à établir un pouvoir de contrôle effectif sur les actifs. Ils contestaient par ailleurs la modification du fondement juridique de la saisie opérée par la chambre de l'instruction sans débat contradictoire préalable, ainsi que l'appréciation de la mauvaise foi de la société X et de la proportionnalité de la mesure.
La Cour de cassation vient de censurer l'arrêt de la chambre de l'instruction, en retenant quatre motifs de cassation distincts qui touchent au cœur des droits de la défense et de l'office du juge
Concernant la violation du droit d'accès au dossier pour le tiers saisi.
La société X, propriétaire des fonds saisis mais tiers à la procédure pénale engagée contre M. L n'avait pas eu communication de pièces essentielles sur lesquelles la chambre de l'instruction a fondé sa décision, notamment la requête initiale du ministère public et une cote spécifique du dossier.
➡️ La Cour de cassation rappelle qu'une mention générale selon laquelle le dossier est disponible au greffe est insuffisante. L'arrêt doit attester de manière explicite que le tiers a eu accès aux pièces se rapportant à la saisie et à celles, précisément identifiées, qui fondent la motivation des juges.
Concernant la méconnaissance du principe contradictoire par une modification d'office du fondement de la saisie.
La saisie avait été initialement ordonnée par le juge des libertés et de la détention au titre du produit de l'infraction. En appel, la chambre de l'instruction a requalifié d'elle-même la mesure en saisie de patrimoine, dont M. L aurait la libre disposition.
➡️ La Cour de Cassation sanctionne cette "substitution de motifs" qui est en réalité une modification de la base légale de la saisie, sans que les parties aient été invitées à en débattre.
Concernant l'insuffisance de motivation sur les notions de "libre disposition" et de "bonne foi"
Pour justifier que M. L avait la libre disposition des fonds, la chambre de l'instruction s'était contentée de le qualifier de "bénéficiaire économique final" du trust.
➡️ La Cour de cassation juge ce raisonnement insuffisant (la seule qualité de bénéficiaire effectif au sens de l'article 1649 AB du code CGI ne suffit pas à établir la libre disposition des actifs). Elle exige du juge qu'il aille au-delà des qualifications formelles et qu'il démontre, par une analyse du fonctionnement concret du trust, que le mis en examen en est le véritable propriétaire économique.
51. Il appartient au juge, pour établir la libre disposition par M. [L] du bien dont le produit de la vente fait l'objet de la saisie critiquée, de démontrer que celui-ci est le propriétaire économique du trust dans lequel le bien est indirectement placé, en ce que le trust n'en est que le propriétaire juridique apparent, interposé pour dissimuler la réalité de la propriété détenue ou exercée par l'intéressé, par des éléments qui peuvent être, notamment, tirés de l'analyse du fonctionnement concret du trust concerné.
De même, pour écarter la bonne foi de la société X, la chambre de l'instruction s'était fondée sur sa participation à une autre fraude fiscale potentielle.
➡️ La Cour de cassation rejette cette approche, exigeant que l'absence de bonne foi soit démontrée en lien direct avec les faits pour lesquels la saisie est ordonnée.
Concernant l'absence de réponse sur le contrôle de proportionnalité.
La société X avait soulevé un argument essentiel : pour apprécier le caractère proportionné de la saisie, il fallait tenir compte d'autres saisies, encore plus importantes, pratiquées sur les mêmes fonds dans une autre procédure. La chambre de l'instruction n'a pas répondu à ce moyen.
➡️ La Cour de cassation sanctionne cette omission, qui équivaut à un défaut de motifs, et rappelle que le contrôle de proportionnalité doit être concret et global.