Par un arrêt du 16 février 2018 (n°395371), le Conseil d’Etat a statué sur les conséquences de la décision d’une juridiction pénale postérieure à une décision de la juridiction administrative dans le cas où les deux juridictions ont eu à connaître des mêmes faits. Cette décision est l’occasion de revenir sur les relations entre le juge pénal et le juge administratif lorsqu’ils ont à traiter des mêmes faits en matière fiscale.
Chronique Jérôme Granotier, Associé et Claire Anguillaume du cabinet Bignon Lebray
Rappel des faits et de la procédure
Les faits étaient les suivants :
A la suite d’un examen contradictoire de sa situation fiscale personnelle, une gérante-associée d’une société de droit anglais a fait l’objet d’un redressement au titre des revenus réputés distribués sur le fondement de l’article 109 I du Code général des impôts. Pour fonder son imposition, l’administration fiscale a apporté la preuve, d’une part, de l’existence d’un établissement stable de la société anglaise en France et, d’autre part, de la qualité de « maître de l’affaire » de la gérante. Cette imposition a été confirmée tant par le tribunal administratif de Nice le 17 mai 2013 que par la Cour administrative d’appel de Marseille le 20 octobre 2015. La gérante s’est alors pourvue en cassation devant le Conseil d’Etat.
Parallèlement à l’action engagée devant le juge de l’impôt, une action pénale pour fraude fiscale était intentée à l’encontre de la gérante.
La Cour d’appel d’Aix-en-Provence, saisie de l’affaire, a relaxé la gérante des chefs de soustraction frauduleuse à l’établissement et au paiement de la TVA et de l’impôt sur les sociétés, faute d’éléments suffisants dans le dossier de nature à caractériser l’existence d’un établissement stable (arrêt du 29 mars 2016).
Le Conseil d’Etat a donc dû statuer sur la demande d’annulation de l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Marseille en ayant connaissance de la décision postérieure, contraire et revêtue de l’autorité de la chose jugée de la Cour d’appel d’Aix- en-Provence.
Principe de l’autorité de la chose jugée au pénal sur le juge administratif_
Pour rappel, depuis le début du XXème siècle, le Conseil d’Etat a reconnu l’autorité de la chose jugée au pénal sur le juge administratif (Conseil d’Etat Vesin 12 juillet 1929; Lebon 716).
Cela signifie que les faits reconnus par le juge pénal et qui ont fondé la décision de ce dernier ne peuvent pas faire l’objet d’une interprétation contraire par le juge administratif au nom de la « chose jugée » . Ce principe a été institué dans le but d’une bonne administration de la justice.
Plus précisément , et ainsi que le rappelle le Conseil d’Etat dans la présente affaire, l’autorité de la chose jugée s’attache à certains jugements et faits.
D’une part , seuls les jugements définitifs sont revêtus de l’autorité de la chose jugée ce qui correspond aux seules décisions qui ne peuvent plus faire l’objet de recours.
D’autre part , seules les constatations matérielles des faits ayant servies de support au dispositif peuvent revêtir cette autorité ce qui exclut les faits non établis et douteux. Autrement dit, seuls les faits clairement établis par le juge pénal à savoir les faits corroborés de preuves suffisantes de nature à attester de leur véracité sont concernés dès lors qu’ils ont servi à fonder la décision.
Pour préserver cette primauté du juge pénal vis-à-vis du juge administratif, l’autorité de la chose jugée revêt deux caractères , ainsi que le rappelle le Conseil d’Etat.
Premièrement , l’autorité de la chose jugée a un caractère absolu c’est-à-dire que les constatations de fait sont revêtues de l’autorité de la chose jugée à l’égard de tous et non pas uniquement des parties.
Deuxièmement , le moyen tiré de l’autorité absolue de la décision répressive est d’ordre public, c’est-à-dire que le juge peut relever d’office le moyen tiré de la fin de non-recevoir issue de l’autorité de la chose jugée.
Apport de l’arrêt
La problématique que devait trancher le Conseil d’Etat était inédite car la décision pénale était postérieure à l’arrêt de la Cour administrative d’appel dont la cassation était demandée.
Ainsi, il convenait de déterminer si l’autorité de la chose jugée d’une décision pénale intervenue postérieurement à une décision administrative pouvait être invoquée en cassation pour annuler ladite décision administrative.
Le Conseil d’Etat a répondu par l’affirmative.
Cette décision est novatrice au regard des principes entourant le contrôle de cassation par le Conseil d’Etat.
En effet, en principe, le Conseil d’Etat n’annule l’arrêt d’une Cour administrative d’appel que lorsque celui-ci est entaché, entre autres, d’une erreur de droit ou d’une erreur de fait (dénaturation) à la date de son prononcé.
Or, dans le cas d’espèce, le Conseil d’Etat a jugé que la Cour administrative d’appel n’avait pas dénaturé les faits qui lui avaient été soumis en constatant l’existence d’un établissement stable.
Pourtant, la Haute Juridiction a censuré cet arrêt en ce qu’il procédait à des constatations de fait contraires à un arrêt rendu postérieurement en matière pénale. Le Conseil d’Etat a, ainsi, fait prévaloir l’autorité absolue de la chose jugée au pénal sur le juge administratif alors même que ce dernier n’avait commis aucune erreur dans sa décision. Cette position est justifiée parce que les faits en question ont été clairement établis par le juge pénal et n’étaient dès lors susceptibles d’aucune équivoque.
Juger différemment aurait entraîné une contradiction de décision entre le juge pénal et le juge administratif alors que les faits ayant motivé ces décisions sont identiques.
Cet arrêt nous enseigne qu’il peut être opportun, lorsqu’une action pénale est engagée parallèlement sur la base des mêmes faits, de persévérer dans l’action administrative, tant qu’une décision pénale n’est pas revêtue de l’autorité de la chose jugée. En effet, les redressements fiscaux contestés devant le juge de l’impôt peuvent être remis en cause par une décision pénale postérieure même lorsque la décision est invoquée pour la première fois devant le Conseil d’Etat.