Accueil > Fiscalité du patrimoine > Impôt sur le revenu > Démembrement de propriété et libéralité occulte : quand l'administration échoue dans l'évaluation de l'usufruit temporaire
Impôt sur le revenu

Démembrement de propriété et libéralité occulte : quand l'administration échoue dans l'évaluation de l'usufruit temporaire

Cette décision, qui s'inscrit dans le droit fil de la jurisprudence concernant les opérations de démembrement de propriété susceptibles de dissimuler des libéralités, illustre les difficultés méthodologiques inhérentes à l'évaluation des usufruits temporaires 

 

Dans le contexte spécifique du démembrement de propriété, la jurisprudence a progressivement développé une doctrine permettant de détecter les libéralités occultes résultant d'une répartition déséquilibrée des prix entre usufruit et nue-propriété. Cette approche vise à sanctionner les montages consistant à surévaluer artificiellement l'usufruit au détriment de la nue-propriété, créant ainsi un transfert de valeur non déclaré.

 

Ainsi, la jurisprudence a établi que constitue une libéralité occulte le caractère délibérément majoré du prix payé pour l'acquisition d'un usufruit temporaire par rapport à sa valeur vénale, sans contrepartie pour l'usufruitier, lorsque cette majoration conduit corrélativement à une minoration du prix acquitté par le nu-propriétaire. Cette qualification repose sur deux conditions cumulatives. D'une part, l'administration doit établir l'existence d'un écart significatif entre les prix convenus et les valeurs vénales respectives de l'usufruit et de la nue-propriété. D'autre part, elle doit démontrer l'intention des parties d'octroyer et de recevoir une libéralité du fait des conditions de l'acquisition.

 

L'évaluation de l'usufruit temporaire constitue un exercice technique complexe qui doit respecter certains principes fondamentaux. En l'absence de transactions comparables, l'appréciation de la valeur vénale doit être effectuée en utilisant des méthodes permettant d'obtenir un chiffre aussi proche que possible de celui qu'aurait entraîné le jeu normal de l'offre et de la demande. La jurisprudence a validé le principe selon lequel, dans le cas de l'acquisition d'un bien en démembrement, constitue une méthode d'évaluation appropriée celle qui définit des prix de la nue-propriété et de l'usufruit offrant le même taux de rendement interne pour l'usufruitier et le nu-propriétaire. Cette approche vise à assurer l'équilibre économique de l'opération.

 

Rappel des faits :

L'opération litigieuse concernait l'acquisition le17 juillet 2013, d'un immeuble à usage de bureaux. Cette acquisition a été opérée sous la forme d'un démembrement de propriété entre deux entités distinctes : la SARL O a acquis l'usufruit pour une durée de quinze ans, tandis que la SCI O a acquis la nue-propriété.

Le prix global de l'opération s'élevait à 1 075 000 €, réparti entre 870 800 € pour l'usufruit et 204 200€ pour la nue-propriété. Cette répartition représentait environ 81 % du prix total pour l'usufruit et 19 % pour la nue-propriété.

L'immeuble était destiné à être loué à des cabinets d'experts automobiles, générant une valeur locative de 110 000 € annuels. Les baux conclus prévoyaient la refacturation à ces locataires de l'ensemble des charges usufructuaires.

La SCI O, acquéreuse de la nue-propriété, était soumise au régime fiscal des sociétés de personnes, impliquant que les éventuels avantages indûment perçus seraient imposables entre les mains de ses associés, dont Monsieur A. faisait partie.

L'administration fiscale a engagé une vérification de comptabilité de la SARL O, usufruitière de l'immeuble. Au cours de ce contrôle, elle a relevé le déséquilibre apparent dans la répartition des prix entre usufruit et nue-propriété.

 

Estimant que l'usufruit était très supérieur à sa valeur vénale, l'administration a qualifié l'excédent de prix de libéralité consentie au profit de la SCI O, nue-propriétaire. Cette qualification avait également conduit à remettre en cause la répartition de certains frais d'acquisition de l'immeuble démembré.

 

En conséquence, des suppléments d'impôt sur le revenu et de contributions sociales ont été notifiés à la SCI O au titre des années 2013 et 2014. Ces impositions ont été mises à la charge de ses associés.

Le TA de Toulouse, saisi par Monsieur A, a prononcé la réduction de ces suppléments d'imposition en considérant que la surévaluation de l'usufruit alléguée n'était pas établie. Cette décision a fait l'objet d'un appel par le ministre.

 

L'administration a initialement développé une stratégie d'évaluation s'appuyant sur quatre méthodes distinctes pour démontrer la surévaluation de l'usufruit :

  • La première méthode, dite par actualisation des flux financiers futurs, consiste à calculer la valeur actuelle des revenus futurs de l'usufruit en tenant compte d'un taux d'actualisation approprié. 
  • La seconde méthode, appelée méthode Aulagnier ou de valorisation de l'usufruit comme composante de la pleine propriété, procéde par soustraction en déterminant la valeur de l'usufruit par différence entre la valeur de la pleine propriété et celle de la nue-propriété. 
  • La troisième méthode repose sur une approche comparative, tentant de rapprocher l'opération litigieuse d'autres transactions portant sur des usufruits temporaires. L'administration a notamment fait référence au marché de l'usufruit locatif social développé par une filiale du groupe Nexity.
  • La quatrième méthode s'appuie sur les règles fiscales applicables aux droits d'enregistrement et à la tTPF prévues à l'article 699 du CGI.

Suite à la saisine de l'interlocuteur inter-régional, l'administration a abandonné la quatrième méthode, jugée inappropriée, et corrigé à la hausse le calcul de la première méthode. Dans sa position finale, elle évaluait l'usufruit à 654 000 €, soit un écart de plus de 216 000 € par rapport au prix convenu.

 

La Cour vient de rejeter l'appel du ministre :

 

  • Rejet de la méthode comparative

La Cour a d'abord relevé que méthode comparative tentait de rapprocher l'opération litigieuse, portant sur un bien immobilier professionnel dans une commune de moins de 12 000 habitants de l'agglomération toulousaine, du marché de l'usufruit locatif social.

Les juges ont constaté que l'administration se bornait à produire un tableau de trois opérations de valorisation d'usufruit concernant des immeubles d'habitation situés à Levallois-Perret et Nice, acquis par des sociétés d'habitat à loyer modéré. Ces opérations présentaient des valeurs de pleine propriété très inférieures à celle de l'immeuble en cause et portaient sur des biens à usage d'habitation.

Parant, la Cour a estimé que l'administration n'établissait pas que la transaction ponctuelle effectuée pour l'acquisition de locaux professionnels loués à des cabinets d'experts automobiles présentait des caractéristiques intrinsèquement similaires avec celles auxquelles elle était comparée. Les différences de nature des biens, de localisation et de segment de marché étaient de nature à retirer sa pertinence à cette méthode.

  • Critique des méthodes par actualisation et par composante
    • L'erreur dans l'évaluation du revenu net

La Cour a identifié une erreur fondamentale dans le calcul du revenu net retenu par l'administration. Cette dernière avait déduit 23 000 € de charges usufructuaires de la valeur locative de 110 000 €, aboutissant à un revenu net de 87 000 €.

Les juges ont relevé que l'administration n'avait jamais contesté que les baux conclus prévoyaient la refacturation à l'ensemble des charges usufructuaires aux locataires. Dans ces conditions, ces charges ne devaient pas être déduites du revenu, qui devait être évalué à sa valeur brute de 110 000 €.

Cette correction at des conséquences significatives sur le taux de rendement de l'opération. En retenant la valeur de pleine propriété de 1 169 698 € calculée par l'administration, le taux de rendement devait être évalué à 9,4 % (110 000 / 1 169 698) et non à 7,44 % (87 000 / 1 169 698).

 

La circonstance que le taux retenu par l'administration soit plus proche des taux de 6 à 8 % relevés par un rapport d'expertise ne pouvait remettre en cause le taux de 9,4 % résultant de l'application des données propres aux entreprises concernées, dès lors qu'il n'était ni soutenu ni établi que la refacturation des charges constituerait un acte anormal de gestion.

    • L'incohérence dans l'application du taux d'actualisation

La Cour a également identifié une incohérence méthodologique dans l'application du taux d'actualisation des loyers de 2 %. Elle a constaté que ce taux avait été pris en compte uniquement au numérateur des formules de calcul, sans modification correspondante du taux de rendement figurant au dénominateur.

Cette asymétrie conduisait à des termes de calcul non homogènes ayant pour effet de surestimer la valeur de la nue-propriété et de sous-estimer celle de l'usufruit. Cette incohérence ressortait clairement de la différence d'évaluation de l'usufruit de plus de 300 000 € entre les deux méthodes, qui étaient pourtant complémentaires et auraient dû conduire mathématiquement à des résultats proches.

 

Sur la base de ces constats, la Cour a validé l'analyse du tribunal administratif de Toulouse, qui avait considéré que l'administration fiscale n'établissait pas la réalité d'un écart significatif entre la valeur vénale de l'usufruit et le prix de 870 800 € retenu dans l'acte d'acquisition.

Publié le mardi 10 juin 2025 par La rédaction

7 min de lecture

Avancement de lecture

0%

Partages :