Le juge de l'impôt confirme l'étanchéité entre le régime des plus-values professionnelles et celui des plus-values mobilières des particuliers, même lorsque ces deux catégories se trouvent en concours à l'occasion d'une même opération économique globale. En pratique, il confirme la légalité de la doctrine administrative refusant l'imputation d'une moins-value de cession de titres d'une société soumise à l'impôt sur les sociétés sur une plus-value d'apport d'entreprise individuelle placée en report d'imposition.
Pour mémoire, l'article 151 octies du CGI institue un mécanisme de report d'imposition destiné à faciliter les opérations de mise en société d'entreprises individuelles. Ce dispositif permet aux personnes physiques qui apportent une entreprise individuelle ou une branche complète d'activité à une société soumise à un régime réel d'imposition de différer l'imposition des plus-values constatées à cette occasion. Cet article prévoit que l'imposition des plus-values afférentes aux immobilisations non amortissables fait l'objet d'un report jusqu'à la date de la cession, du rachat ou de l'annulation des droits sociaux reçus en rémunération de l'apport de l'entreprise ou jusqu'à la cession de ces immobilisations par la société si elle est antérieure.
Cette plus-value d'apport relève du régime des plus-values professionnelles défini aux articles 39 duodecies à 39 quindecies du CGI.
Lorsque les titres reçus en rémunération de l'apport sont ultérieurement cédés, la qualification fiscale de la plus-value ou moins-value résultant de cette cession diffère selon la nature de la société bénéficiaire de l'apport initial. Ainsi, si l'apport a été réalisé à une société soumise à l'impôt sur les sociétés, la cession ultérieure des titres reçus en rémunération relève du régime des plus-values des particuliers défini aux articles 150-0 A et suivants du CGI.
Le paragraphe 90 des commentaires BOFIP publiés le 22 juin 2022 sous la référence BOI-BIC-PVMV-40-20-30-20 a repris la RM Lamy du 5 juillet 2011 qui précise que dans le cas d'un apport d'une entreprise individuelle, la possibilité de compenser la plus-value d'apport en report avec la moins-value de cession des titres dépend du régime fiscal de la société bénéficiaire. Si l'apport est réalisé à une société de personnes (IR), la compensation est possible car les deux plus/moins-values relèvent du même régime des plus-values professionnelles. Inversement, si l'apport est réalisé à une société soumise à l'impôt sur les sociétés (IS), la compensation est exclue car la plus-value d'apport reste professionnelle tandis que la plus ou moins-value de cession relève des plus-values des particuliers, ces deux catégories de revenus étant déterminées selon des règles d'assiette distinctes. Il est toutefois rappelé que la plus-value en report peut être totalement exonérée d'impôt sur le revenu si le cédant part à la retraite dans les deux ans précédant ou suivant la cession, conformément à l'article , IV bis du CGI.
Rappel des faits
M. B a adressé le 5 mars 2025 au ministre une demande tendant au retrait du paragraphe 90 des commentaires BOFIP précités. Suite à une décision implicite de rejet M. B a saisi le Conseil d'État d'un recours pour excès de pouvoir (REP) dirigé contre cette décision visant à l'abrogation des deuxième à quatrième phrases du quatrième alinéa du paragraphe 90 de la doctrine administrative.
- Il soutient que les commentaires administratifs contestés méconnaissent les dispositions ou la finalité de l'article 151 octies du code général des impôts en refusant l'imputation de la moins-value de cession sur la plus-value d'apport. Selon lui, l'objectif poursuivi par le législateur en instituant le mécanisme de report d'imposition serait dénaturé si le contribuable devait acquitter l'impôt sur une plus-value initiale sans pouvoir tenir compte de la moins-value ultérieure, l'opération globale se soldant par une perte.
- Il invoque une discrimination contraire aux stipulations combinées de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'article 1er du premier protocole additionnel à cette convention. (Les contribuables ayant apporté leur entreprise individuelle à une société soumise à l'impôt sur les sociétés se trouvent injustement traités de manière moins favorable que ceux ayant réalisé un apport à une société de personnes, alors que leur situation est comparable).
- il invoque une méconnaissance des principes constitutionnels d'égalité devant la loi et d'égalité devant les charges publiques.
Le Conseil d'État vient de rejeter les moyens soulevés par le requérant et confirme la légalité de la doctrine administrative contestée.
Concernant la méconnaissance de l'article 151 octies du CGI
Le Conseil d'État confirme que si la cession porte sur les titres d'une société soumise à l'IS reçus en contrepartie de l'apport d'une entreprise individuelle, la moins-value réalisée est insusceptible d'imputation sur la plus-value d'apport en report. Cette impossibilité s'explique par la différence de nature fiscale entre les deux opérations : la moins-value de cession est soumise au régime des plus-values des particuliers (article du CGI), tandis que la plus-value d'apport en report reste soumise au régime des plus-values professionnelles. Le Conseil d'État en conclut que la doctrine administrative contestée ne fait que tirer les conséquences de cette articulation entre les différents régimes de plus-values, puisque l'article du CGI, qui organise le report d'imposition, n'a pas pour effet de déroger aux règles d'imputation spécifiques à chaque catégorie de plus-values et moins-values.
Concernant la discrimination contraire à la convention européenne
La Haute Juridiction souligne que les deux régimes (Le régime des plus-values et moins-values professionnelles et le régime des plus-values et moins-values des particuliers) présentent des différences de nature fondamentales, tant au regard de l'économie générale du système fiscal que des conditions dans lesquelles les activités sont exercées et imposées, d'où l'application de règles d'assiette distinctes.
Cette analyse conduit le Conseil d'État à juger que les contribuables qui choisissent d'apporter leur entreprise individuelle à une société soumise à l'IS (générant un report de PV Pro, puis une moins-value de PV Particuliers) ne se trouvent pas dans une situation comparable à ceux qui font cet apport à une société de personnes (IR) (où l'opération génère uniquement des PV/MLV professionnelles).
Le Conseil d'État valide ainsi l'impossibilité d'imputer la moins-value de cession des titres IS sur la plus-value professionnelle en report, confirmant qu'il n'y a pas de discrimination compte tenu de cette hétérogénéité de régimes fiscaux.
Concernant le caractère confiscatoire de l'imposition
Le Conseil d'État, en examinant le grief tiré du caractère confiscatoire de l'imposition, rappelle que le droit au respect des biens, garanti par la Convention européenne, n'interdit pas aux États d'assurer le paiement des impôts. Une imposition ne devient illicite que si elle revêt un caractère confiscatoire ou impose une charge manifestement disproportionnée.
Appliquant ce principe au cas de la non-compensation entre moins-value de cession des particuliers et plus-value professionnelle en report, la Haute Juridiction estime que cette limitation ne suffit pas à conférer un caractère confiscatoire à l'imposition.
En effet, l'impôt est assis sur une plus-value effectivement et définitivement réalisée par le contribuable lors de l'apport initial. De plus, le Conseil d'État souligne que l'article du CGI offre une échappatoire : la moins-value de cession non imputée peut être reportée et imputée sur de futures plus-values relevant du même régime des particuliers pendant dix ans. Le contribuable n'est donc pas définitivement privé du bénéfice fiscal de sa moins-value.
Concernant l'inconstitutionnalité des dispositions législatives que la doctrine administrative réitère
Le juge précise que la conformité de la loi à la Constitution ne peut être contestée devant lui, statuant au contentieux, qu'exclusivement par la voie de la procédure de la QPC, prévue à l'article 61−1 de la Constitution. Par conséquent, le requérant ne peut pas utilement se prévaloir d'une méconnaissance des principes d'égalité devant la loi ou d'égalité devant les charges publiques pour contester les commentaires administratifs. Cette règle s'applique d'autant plus que la doctrine administrative en cause se borne à exposer la portée des dispositions législatives existantes, sans en méconnaître le sens, et ne fait donc que réitérer la loi dont la conformité constitutionnelle doit être vérifiée par la procédure adéquate.