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Contrôle et contentieux

Donation déguisée en vente : quand la mise à disposition de réserves statutaires nominatives luxembourgeoises ne fait pas le prix

Cette décision s’inscrit dans le cadre d’un contrôle des droits de mutation et illustre la répression des montages qualifiés d’abus de droit. Elle soulève la question de la validité d’une prétendue contrepartie, fondée sur une réserve statutaire nominative relevant du droit luxembourgeois, pour le paiement d’un prix de cession immobilière et nous invite à la prudence dans la structuration d'opérations immobilières familiales, en particulier, lorsque les modalités de paiement reposent sur des mécanismes juridiques spécifiques au droit étranger.

 

Il ressort de l'article 894 du code civil que la donation entre vifs est un acte par lequel le donateur se dépouille actuellement et irrévocablement de la chose donnée en faveur du donataire qui l'accepte. La qualification de libéralité suppose la réunion d'un élément matériel (un avantage objectif conféré au bénéficiaire) et d'un élément intentionnel (l'intention libérale du donateur).

 

Si l'administration considére qu'un acte présenté sous la forme d’une vente dissimule en réalité, une donation déguisée, elle doit mettre en oeuvre la procédure d'abus de droit est fondée sur l'article L.64 du LPF, qui lui permet d'écarter les actes constitutifs d'un abus de droit, soit qu'ils présentent un caractère fictif, soit qu'ils n'aient été inspirés par aucun autre motif que celui d'éluder l'impôt. Dans le cadre de cette procédure, la charge de la preuve incombe à l'administration fiscale

 

Enfin, rappelons que la prescription du droit de reprise de l'administration fiscale est régie par l'article L.180 du LPF, qui prévoit un délai de prescription abrégé de trois ans pour les droits d'enregistrement, applicable si l'exigibilité des droits est "suffisamment révélée" par le document enregistré, sans qu'il soit nécessaire de procéder à des recherches ultérieures. À défaut, c'est la prescription sexennale de l'article L.186 du LPF qui s'applique.

 

Rappel des faits :

Le 23 décembre 2013, M. et Mme N. ont cédé à leur fille, Mme Z. N., un bien immobilier situé en France moyennant un prix de 650 000 €.

Selon l'acte notarié, le paiement du prix a été effectué par la réaffectation d'une partie du droit sur une réserve statutaire nominative attribuée à l'acquéreur dans une société luxembourgeoise dénommée CERIA, dont les parents étaient associés et dirigeants. Cette réserve statutaire luxembourgeoise avait été attribuée à Mme N. suite à une AG du 5 avril 2013, peu de temps avant le transfert du siège social de la société au Luxembourg.

À l'issue d'un contrôle, l'administration fiscale a considéré que cette opération déguisait en réalité une donation et a procédé au rappel des DMTG. La proposition de rectification, établie le 14 octobre 2019 selon la procédure d'abus de droit, a conduit à un rappel fiscal de 220 272 €.

Après plusieurs recours administratifs infructueux, le Tribunal judiciaire de Bobigny a, par jugement du 6 octobre 2022, rejeté les demandes de la contribuable, qui a fait appel de cette décision.

 

Deux questions principales étaient soulevées devant la Cour d'appel :

  • Le droit de reprise de l'administration fiscale était-il prescrit ? En d'autres termes, la prescription applicable était-elle triennale ou sexennale ?
  • L'administration fiscale apportait-elle la preuve que l'acte de cession dissimulait en réalité une donation déguisée constitutive d'un abus de droit ?

 

Concernant la prescription, Mme N. soutenait que les deux conditions de la prescription abrégée étaient réunies, l'acte de vente ayant été présenté à l'enregistrement et comportant l'ensemble des éléments permettant d'établir l'exigibilité des droits. Selon elle, les recherches complémentaires effectuées par l'administration n'étaient pas nécessaires pour déterminer l'exigibilité des droits.

 

Sur le fond, elle contestait la qualification de donation déguisée en soutenant que :

  • Le prix de vente s'était traduit par le transfert d'un droit patrimonial transmissible, constituant une réelle contrepartie
  • Les réserves nominatives de droit luxembourgeois avaient une nature patrimoniale
  • L'intention libérale n'était pas démontrée, la justification de l'aliénation résidant dans la volonté des parents de ne plus avoir de résidence en France

L'administration fiscale, quant à elle, faisait valoir que l'acte de cession ne révélait par lui-même que l'exigibilité de droits de mutation à titre onéreux et que, pour établir la libéralité, elle avait dû procéder à des recherches complémentaires, notamment sur la nature des réserves statutaires nominatives luxembourgeoises, inconnues en droit français.

Sur le caractère de donation déguisée, l'administration soutenait que :

  • Le paiement allégué ne constituait pas une réelle contrepartie, la réallocation du droit sur la réserve n'ouvrant pas droit à une créance actuelle et certaine
  • Le droit sur une réserve nominative statutaire n'avait pas de nature patrimoniale, les sommes restant soumises aux aléas sociaux
  • L'intention libérale était établie par un faisceau d'indices concordants (lien de parenté, donation antérieure, absence de revenus de l'acquéreur, importance des ressources des vendeurs)

 

La Cour vient de rejeter l'appel de Mme N

 

  • Concernant la prescription

La Cour applique avec rigueur les articles L.180 et L.186 du LPF. Elle rappelle que le délai de prescription triennal n'est opposable à l'administration que si l'exigibilité des droits est "suffisamment révélée" par le document enregistré, sans nécessité de recherches ultérieures.

La Cour analyse en détail la clause de paiement de l'acte notarié et considère que cette clause ne révèle pas, à elle seule, l'exigibilité des droits réclamés. Elle relève notamment la présence de mentions contradictoires et l'utilisation d'un mécanisme juridique étranger (la réserve statutaire nominative luxembourgeoise) inconnu en droit français.

La clause affirme d'abord un paiement comptant "antérieurement aux présentes et en dehors de la comptabilité de l'office notarial", tout en précisant ensuite que le paiement s'effectue par réaffectation d'un droit sur une réserve statutaire nominative dans une société luxembourgeoise. Cette contradiction apparente constitue un premier indice justifiant des investigations complémentaires.

Elle souligne également que le concept même de "réserve statutaire nominative" est inconnu en droit français, ce qui constitue un obstacle supplémentaire à la compréhension immédiate de la portée fiscale de l'acte. Cette particularité du droit luxembourgeois nécessitait des investigations pour en appréhender la nature juridique exacte.

La Cour détaille ensuite les recherches que l'administration a dû entreprendre pour comprendre l'opération : consultation de l'acte de donation initial de 2003, examen des statuts de la société, analyse du transfert de siège au Luxembourg et de la création récente de réserves statutaires nominatives. Cette chronologie des faits, révélée uniquement par ces recherches complémentaires, a permis à l'administration de déceler les indices de la donation déguisée.

Ces éléments justifient, selon la Cour, les recherches complémentaires effectuées par l'administration fiscale, qui a dû consulter d'autres documents pour comprendre la nature réelle de l'opération.

Par conséquent, la Cour confirme l'application de la prescription sexennale, validant ainsi la régularité de la proposition de rectification.

 

  • Concernant la donation déguisée

Sur le fond, la Cour a confirmé l'analyse de l'administration fiscale, en retenant que :

  • La division de la réserve statutaire et l'attribution d'une réserve nominative à Mme N. étaient intervenues peu de temps avant la cession immobilière et le transfert du siège social au Luxembourg
  • Les réserves nominatives luxembourgeoises ne confèrent qu'une vocation aux bénéfices sociaux, indisponible tant qu'une distribution n'a pas été décidée, et restant soumise aux aléas sociaux

L'élément déterminant du raisonnement réside dans la qualification juridique des réserves statutaires nominatives luxembourgeoises. La Cour s'appuie sur les mémorandums produits par la contribuable elle-même pour établir que ce mécanisme "ne confère qu'une vocation aux bénéfices sociaux, indisponible tant qu'une distribution n'a pas été décidée, et qui reste soumise aux aléas sociaux". Elle en déduit que la réallocation de cette réserve ne constitue pas une contrepartie réelle au transfert de propriété immobilière, mais un simple "jeu d'écritures" dans la comptabilité de la société.

  • Le paiement du prix par réallocation d'une partie du droit sur la réserve nominative était dépourvu de réalité, caractérisant une absence de contrepartie
  • Un faisceau d'indices "graves, précis" et concordants établissait l'intention libérale des parents :
    • le lien de parenté entre Mme N et ses parents
    • les libéralités dont elle a précédemment bénéficié de leur part,
    • l'importance des ressources de ces derniers et le fait qu'elle ne disposait pas des revenus suffisants pour acquérir le bien
    • la chronologie des opérations
    • le fait que les parents sont désistés de tous leurs privilèges de vendeurs. 

La Cour a ainsi considéré que l'administration fiscale démontrait le caractère fictif de la cession, constitutif d'une donation déguisée et d'un abus de droit.

 

TL;DR

  • S'agissant des conditions d'application de la prescription, la Cour considère que la seule mention de mécanismes juridiques étrangers dans l'acte, sans que leur nature exacte soit précisée, ne permet pas de considérer que l'exigibilité des droits est "suffisamment révélée".
  • La Cour retient qu'un droit sur des réserves statutaires nominatives luxembourgeoises ne constitue pas une contrepartie réelle susceptible de caractériser une vente, dès lors qu'il ne confère qu'une vocation aux bénéfices sociaux, soumise aux aléas de la société et à une décision de distribution.
  • La décision illustre la méthode du faisceau d'indices utilisée par l'administration fiscale et validée par le juge pour établir l'intention libérale dans le cadre d'une cession immobilière intrafamiliale : lien de parenté, donations antérieures, absence de revenus propres, chronologie des opérations

 

Publié le mardi 15 avril 2025 par La rédaction

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