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Contrôle et contentieux

Responsabilité de l'avocat fiscaliste : le client, artisan de sa propre fraude, ne peut se prévaloir d'un manquement au devoir de conseil

Le juge de l'impôt établit une distinction fondamentale entre l'obligation de conseil portant sur des montages licites détournés par le client et celle relative à des opérations intrinsèquement frauduleuses. Lorsque l'avocat propose un schéma juridiquement valable mais que le client en détourne la finalité à son insu ou contre ses conseils, la responsabilité du professionnel ne peut être engagée sur le fondement d'un défaut de mise en garde.

 

Cette décision s'inscrit dans la problématique classique de la responsabilité civile professionnelle des avocats, régie par les articles 1147 et 1149 de l'ancien code civil, ainsi que par la loi du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques. Elle soulève la question délicate des limites du devoir de conseil lorsque le client sollicite, de manière plus ou moins explicite, une assistance pour contourner ses obligations fiscales.

 

Le devoir de conseil de l'avocat comprend traditionnellement l'obligation d'informer son client des risques juridiques, fiscaux et pénaux des opérations envisagées. Cette obligation s'apprécie in concreto selon les circonstances de l'espèce, les compétences du client et la complexité des montages proposés. Toutefois, cette responsabilité peut être atténuée ou écartée par la faute de la victime. C'est ici qu'intervient le principe selon lequel nul ne peut se prévaloir en justice de sa propre faute intentionnelle pour en obtenir réparation.

 

Cependant, la jurisprudence n'avait, à notre connaissance, pas encore eu l'occasion de se prononcer clairement sur l'étendue de ce devoir lorsque le client poursuit délibérément un objectif frauduleux.

 

Rappel des faits :

L'affaire trouve son origine dans la révélation publique en août 2009 de la liste dite "Falciani", répertoriant des contribuables français détenteurs de comptes non déclarés dans une banque genevoise. Mme T, figurant sur cette liste, consulte en octobre 2009 l'avocat M°F par l'intermédiaire de ses conseils suisses, dans la perspective de son installation en Suisse avant la fin de l'année.

 

Le mémorandum établi le 3 novembre 2009 propose un montage complexe articulé autour de la création de deux SCI destinées à acquérir des immeubles situés notamment en Corse, financées par des prêts in fine assortis d'hypothèques et de nantissements sur des comptes suisses. L'architecture juridique poursuivait officiellement plusieurs objectifs licites : éviter l'assujettissement à l'ISF, optimiser la transmission patrimoniale et bénéficier des avantages de la convention fiscale franco-suisse.

 

Cependant, comme l'établira ultérieurement la procédure pénale, ce montage avait pour finalité réelle et principale d'organiser l'insolvabilité de Mme T en rendant inefficaces les actions de recouvrement de l'administration fiscale française. Les prêts in fine vidaient les parts sociales de toute valeur tant que l'emprunt n'était pas remboursé, tandis que les sûretés constituées au profit de la banque suisse faisaient obstacle à toute saisie des biens.

 

La procédure civile fait suite aux condamnations pénales définitives prononcées par la CA de Paris le 19 mai 2017, confirmées par la Cour de cassation le 29 janvier 2020. Mme T avait été déclarée coupable de fraude fiscale, d'organisation frauduleuse d'insolvabilité et de blanchiment, tandis que M°F était condamné pour complicité d'organisation frauduleuse d'insolvabilité.

 

  • C'est dans ce contexte que Mme T a engagé une action civile, réclamant 30 M€ de dommages et intérêts à son ancien conseil et à sa structure d'exercice, leur reprochant d'avoir rédigé un mémorandum sans l'avertir des risques pénaux encourus, dans un contexte où la révélation de la liste "Falciani" rendait prévisible un contrôle fiscal. Elle leur impute ensuite d'avoir mis en œuvre le montage sans réserve quant aux conséquences pénales potentielles. Elle dénonce enfin un défaut global de conseil, prétendant avoir accepté les recommandations sans en comprendre la finalité.
  • À l'inverse, l'avocat et son cabinet estiment que le schéma était intrinsèquement licite, mais qu'il avait été dévoyé par l'intention frauduleuse de leur cliente, qui leur aurait dissimulé l'existence de ses avoirs non déclarés et sa présence sur la liste "Falciani". Ils affirmaient que les préjudices allégués ne découlaient que des infractions commises par la cliente elle-même.

 

Le tribunal vient de rejeter la demande de Mme T

 

Le juge reconnaît d'emblée que le mémorandum du 3 novembre 2009 ne comportait "aucune réserve quant au risque pénal encouru" et que les pièces ne font état "d'aucune réserve formulée lors de la mise en œuvre". Cette constatation  pourrait, en principe, caractériser un manquement au devoir de conseil.

 

Pour autant, le tribunal, s'appuyant sur les constatations des juridictions pénales retient retient comme établi que Mme T "gestionnaire avisée" avait une

 

volonté délibérée de faire échec au recouvrement de l'impôt

 

bien avant de contacter M°F et qu'elle l'a sollicité précisément dans ce but. Elle avait par ailleurs choisi de ne pas régulariser sa situation alors que cette faculté lui était offerte.

 

Le jugement relève, sur la base d'écoutes téléphoniques et de courriels versés au dossier pénal, que la cliente avait une conscience aiguë et une parfaite compréhension du but illicite du montage : "cela permettait qu'ils ne me saisissent pas".

 

Le tribunal retient également, toujours en vertu de la chose jugée au pénal, que l'avocat avait "sciemment apporté son concours" à sa cliente en pleine connaissance de sa situation fiscale irrégulière et de ses intentions.

 

Partant pour le juge, Madame T...

...ne peut sérieusement reprocher à M. [F] d’avoir manqué à son devoir de conseil en ne l’avertissant pas du risque fiscal et pénal encouru [...], alors qu’elle l’a précisément consulté afin de tenter d’échapper frauduleusement aux conséquences d'un contrôle de l'administration fiscale

Cette position s'appuie sur le principe selon lequel nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude. 

 

La faute de l'avocat n'est pas la cause du dommage ; c'est la volonté délibérée de la cliente qui est à l'origine de l'entier préjudice. La demande indemnitaire principale est donc rejetée. 

 

TL;DR

  • Le devoir de conseil de l'avocat, aussi étendu soit-il, ne saurait être une garantie d'impunité pour le client qui l'entraîne délibérément sur le terrain de l'illégalité.
  • Le tribunal refuse de faire du professionnel du droit l'assureur des manœuvres frauduleuses de son client. Cette solution est un rappel salutaire que la responsabilité civile ne peut être actionnée pour réparer le "préjudice" né de l'échec d'une entreprise délictuelle.

Bien que confortant sur le fond, ce jugement constitue également une mise en garde. Si la responsabilité civile de l'avocat a été ici écartée, sa responsabilité pénale, elle, a été retenue.

 

La décision souligne la frontière ténue entre l'optimisation fiscale et la complicité de fraude. Même si un client malhonnête ne pourra se retourner contre son conseil, le ministère public, lui, ne manquera pas de le faire si le rôle de l'avocat a dépassé celui de simple conseiller pour devenir celui d'un architecte conscient de l'illicéité.

 

 

Affaire à suivre...

 

 

Publié le vendredi 5 septembre 2025 par La rédaction

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