Cette décision, rejette l'appel du ministre de l'économie et des finances dans une affaire concernant la qualification d'avantage occulte d'un prétendu surcoût d'acquisition d'usufruit temporaire entre sociétés liées. Nouvelle illustration des enjeux et des difficultés liés à l'évaluation fiscale dans les opérations de démembrement de propriété.
L'article 111 du CGI énumère les sommes considérées comme des revenus distribués, parmi lesquelles figurent, au c), "les rémunérations et avantages occultes". Ces distributions occultes peuvent notamment résulter de transactions réalisées à des conditions anormales entre sociétés liées.
Dans le cadre d'un démembrement de propriété, lorsque l'usufruit temporaire et la nue-propriété d'un même bien sont acquis par des personnes distinctes, l'administration fiscale peut considérer qu'une majoration délibérée du prix payé pour l'acquisition de l'usufruit par rapport à sa valeur vénale, sans contrepartie pour l'acquéreur, constitue une libéralité au profit du nu-propriétaire. Cette libéralité peut alors être qualifiée d'avantage occulte constitutif d'une distribution de bénéfices au sens de l'article 111-c du CGI.
Pour établir l'existence d'une telle distribution occulte, l'administration doit prouver deux éléments cumulatifs :
- Un écart significatif entre les prix convenus et les valeurs vénales respectives de l'usufruit et de la nue-propriété ;
- L'intention de l'usufruitier d'octroyer, et du nu-propriétaire de recevoir, une libéralité du fait des conditions de l'acquisition.
En l'absence de transactions comparables, l'évaluation de la valeur vénale doit être réalisée à l'aide de méthodes permettant d'obtenir un prix aussi proche que possible de celui qu'aurait entraîné le jeu normal de l'offre et de la demande à la date de l'acquisition. Dans ce cadre, la jurisprudence reconnaît notamment comme pertinente la méthode qui définit des prix de la nue-propriété et de l'usufruit offrant le même taux de rendement interne de l'investissement pour l'usufruitier et le nu-propriétaire.
Rappel des faits :
La SARL OE, soumise à l'impôt sur les sociétés, et la SCI OE, soumise au régime fiscal des sociétés de personnes prévu à l'article 8 du CGI, ont acquis conjointement, par acte du 17 juillet 2013, un ensemble immobilier à usage professionnel. La SARL a acquis l'usufruit temporaire pour une durée de quinze ans moyennant un prix de 870 800 €, tandis que la SCI a acquis la nue-propriété pour un prix de 204 200 €, le prix total de l'ensemble immobilier s'élevant ainsi à 1 075 000 €.
À l'issue d'une vérification de comptabilité de la SARL OE, l'administration fiscale a estimé que le prix d'acquisition de l'usufruit était surévalué de 216 300 € par rapport à sa valeur vénale, qu'elle a estimée à 654 500 €. Cette surévaluation a été considérée comme une libéralité accordée à la SCI OE, nue-propriétaire, constituant une distribution occulte de bénéfices au sens de l'article 111-c du CGI.
En conséquence, M. A., associé à hauteur de 16,66% des parts de la SCI OE et également associé de la SARL CJM (elle-même associée avec la SARL 2RM de la SARL OE), a été imposé au titre de l'année 2013 à raison des revenus distribués correspondant à sa quote-part dans cette prétendue libéralité.
M. A. a contesté cette imposition devant le TA de Limoges, qui lui a donné raison par un jugement du 23 juin 2022 en prononçant la décharge de l'imposition.
Le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique a fait appel de ce jugement.
Il soutient :
- que la valeur de l'usufruit a été correctement estimée en combinant trois méthodes d'évaluation : la méthode économique (valeur de 843 000 €), la méthode de valorisation de l'usufruit comme composante de la pleine propriété (valeur de 582 200 €) et la méthode par comparaison (valeur de 537 500 €), aboutissant à une valeur moyenne de 654 500 €, bien inférieure au prix d'acquisition de 870 800 €.
- que la minoration du prix acquitté par le nu-propriétaire constituait une libéralité, présumée compte tenu des relations d'intérêts liant l'ensemble des intervenants.
- que la SARL n'avait aucun intérêt financier à se porter acquéreuse de l'usufruit temporaire pour une durée de 15 ans et un coût de 870 800 €.
La CAA de Bordeaux a rejeté la requête du ministre
La Cour a d'abord rappelé les principes applicables en matière de démembrement de propriété et de distribution occulte de bénéfices, précisant les conditions requises pour qualifier une majoration du prix d'acquisition de l'usufruit de libéralité constitutive d'un avantage occulte.
En cas d'acquisition par des personnes distinctes de l'usufruit temporaire et de la nue-propriété du même bien immobilier, le caractère délibérément majoré du prix payé pour l'acquisition de l'usufruit temporaire par rapport à la valeur vénale de cet usufruit, sans que cet écart de prix ne comporte pour l'usufruitier de contrepartie, révèle, en ce qu'elle conduit à une minoration à due concurrence du prix acquitté par le nu-propriétaire pour acquérir la nue-propriété par rapport à la valeur vénale de celle-ci, l'existence, au profit du nu-propriétaire, d'une libéralité représentant un avantage occulte constitutif d'une distribution de bénéfices au sens des dispositions précitées du c de l'article 111 du code général des impôts. La preuve d'une telle distribution occulte doit être regardée comme apportée par l'administration lorsqu'est établie l'existence, d'une part, d'un écart significatif entre les prix convenus et les valeurs vénales respectives de l'usufruit et de la nue-propriété, d'autre part, s'agissant des parties au démembrement du droit de propriété, de l'intention de l'usufruitier d'octroyer, et pour le nu-propriétaire, de recevoir, une libéralité du fait des conditions de l'acquisition dudit bien.
Concernant la méthode par comparaison utilisée par l'administration, la Cour l'a écartée au motif que les opérations prises comme références n'étaient pas suffisamment similaires à la transaction litigieuse. En effet, l'administration se référait à des opérations d'usufruit locatif social portant sur des immeubles à usage d'habitation situés à Levallois-Perret et Nice, alors que la transaction en cause concernait des locaux à usage professionnel loués à des cabinets d'experts automobiles dans une commune de moins de 12 000 habitants en Haute-Garonne. La Cour a jugé que ces différences de caractéristiques étaient :
de nature à retirer sa pertinence à la méthode comparative suivie.
S'agissant de la méthode d'évaluation économique mise en œuvre par l'administration, la Cour a relevé des incohérences méthodologiques. L'administration avait déterminé la valeur de la nue-propriété à partir d'une formule incluant au numérateur la valeur de la pleine propriété actualisée selon un taux de revalorisation annuelle des loyers de 2%, et au dénominateur un taux de rendement de l'immeuble de 7,44%. La Cour a estimé que cette méthode reposait sur "des termes de calcul non homogènes", l'administration ayant utilisé un taux constant pour actualiser la valeur de la pleine propriété tout en maintenant au dénominateur un taux de rendement intégrant déjà une évaluation de l'évolution des loyers pendant la durée de l'usufruit.
En conséquence, la Cour a considéré que la seule méthode valablement applicable était celle des flux actualisés, qui aboutissait à une valeur de l'usufruit de 843 800 € présentant un écart de seulement 3,20% avec le prix d'acquisition de 870 800 €. Cet écart n'étant pas significatif, l'administration n'a pas apporté la preuve du premier élément constitutif d'une distribution occulte de bénéfices, à savoir l'existence d'un écart significatif entre le prix convenu et la valeur vénale de l'usufruit.
La Cour a donc confirmé le jugement du TA et prononcé la décharge de l'imposition source du présent contentieux.