Le juge de l'impôt vient de rendre une décision sur l'interprétation du périmètre de groupe dans le cadre de l'application de la clause de sauvegarde prévue à l'article 212-III du CGI. Cette décision s'inscrit au cœur des mécanismes de limitation de la déductibilité des charges financières. La détermination du périmètre de consolidation, qui relève du droit commercial, a des répercussions directes sur l'application de ces dispositions fiscales.
Dans une optique de lutte contre l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices, le législateur a mis en place une série de dispositifs visant à encadrer la déduction des charges financières. L'article 212, II et III du CGI, dans sa rédaction applicable aux exercices en litige (2011 et 2012), constituait le dispositif de lutte contre la sous-capitalisation.
La déductibilité des intérêts versés aux associés ou à des entreprises liées est encadrée par l'article 39, 1-3° et l'article 212, I-a du CGI. Ces dispositions visent à prévenir les rémunérations excessives en limitant la déduction à un taux d'intérêt de marché ou au taux légal. (L'article 212, I-b du CGI, qui limitait la déduction des charges financières versées à des entreprises liées si les produits correspondants n'étaient pas soumis à une imposition minimale chez le créancier, a été supprimé pour les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2020).
L'article 212, II du CGI, dans sa rédaction applicable aux exercices en litige, instaurait un mécanisme de limitation de la déductibilité des intérêts servis par une entreprise à des entreprises liées en cas de sous-capitalisation. Une entreprise était considérée comme sous-capitalisée lorsque le montant des intérêts servis à l'ensemble des entreprises liées excédait simultanément trois limites :
- Le produit des intérêts par le rapport entre une fois et demie les capitaux propres et le montant moyen des sommes mises à disposition par les entreprises liées.
- 25% du résultat courant avant impôts, majoré des intérêts, amortissements et quote-part de loyers de crédit-bail.
- Le montant des intérêts servis à l'entreprise par des entreprises liées.
La fraction des intérêts excédant la plus élevée de ces limites n'était pas déductible, sauf si cette fraction était inférieure à 150 000 €. Le choix de la date d'appréciation des fonds propres (ouverture ou clôture de l'exercice) était laissé à l'entreprise.
Depuis 2020, le cadre législatif concernant la déductibilité des charges financières en France a connu des évolutions, principalement sous l'impulsion des directives européennes anti-abus (ATAD). Ces changements ont modifié les articles 212 et 212 bis du CGI
Rappel des aménagements :
- Refonte et remplacement des anciens dispositifs par l'article 212 bis (à compter du 1er janvier 2019)
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- La Loi de finances pour 2019 a opéré une refonte majeure des mécanismes de limitation des charges financières. À compter des exercices ouverts au 1er janvier 2019, le nouvel article 212 bis du CGI a été introduit. Ce dispositif est devenu le mécanisme général de plafonnement de la déductibilité des charges financières nettes.
- Il a remplacé plusieurs dispositifs antérieurs qui existaient sous l'ancien article 212 et d'autres articles, notamment :
- Le dispositif de lutte contre la sous-capitalisation (anciens articles 212, II et III du CGI).
- Le plafonnement général des charges financières nettes (ancien article 212 bis du CGI).
- La limitation des charges financières liées à l'acquisition de certaines participations (ancien article 209, IX du CGI).
- Le nouvel article 212 bis prévoit que les charges financières nettes d'une entreprise sont déductibles dans la limite du plus élevé des deux montants suivants : trois millions d'euros ou 30% de son résultat fiscal avant intérêts, impôts, dépréciations et amortissements (EBITDA fiscal).
Il intègre également une clause de sauvegarde (similaire dans son principe à l'ancienne clause du 212, III) qui permet un complément de déduction de 75% des charges financières nettes non déductibles si le ratio d'endettement de l'entreprise est inférieur ou égal à celui du groupe consolidé auquel elle appartient. La définition de la sous-capitalisation est désormais précisée à l'article 212 bis VII.
- Abrogation de l'article 212, I-b (à compter du 1er janvier 2020)
- La Loi de finances pour 2020 (a eu pour objectif de transposer les mesures de lutte contre les dispositifs hybrides prévues par les directives ATAD. À compter des exercices ouverts au 1er janvier 2020, l'article 212, I-b du CGI, qui limitait la déduction des charges financières versées à des entreprises liées lorsque les produits correspondants n'étaient pas soumis à une imposition minimale chez le créancier, a été abrogé. Cette suppression est intervenue en raison de l'introduction de nouvelles règles plus spécifiques de lutte contre les dispositifs hybrides.
- Introduction de nouvelles règles anti-hybrides (à compter du 1er janvier 2020 et 2022)
- Dans le cadre de la transposition des directives ATAD, la Loi de finances pour 2020 a également introduit de nouveaux articles dans le CGI (notamment les articles 205 B, 205 C et 205 D) visant à lutter contre les dispositifs hybrides résultant de l'interaction des systèmes d'imposition des sociétés. Ces nouvelles dispositions s'appliquent aux exercices ouverts à compter du 1er janvier 2020, à l'exception de l'article 205 C du CGI, qui s'applique aux exercices ouverts à compter du 1er janvier 2022.
En résumé, depuis 2020, l'article 212 du CGI a été simplifié par l'abrogation de ses paragraphes I-b et II et III, tandis que l'article 212 bis est devenu le pilier central du dispositif de limitation générale de la déductibilité des charges financières, intégrant les règles de sous-capitalisation et la clause de sauvegarde.
Rappel des faits :
En mai 2010, la SAS DI a été créée pour réaliser la restructuration capitalistique du groupe S, spécialisé dans la fabrication d'échangeurs thermiques. Cette acquisition, d'un montant total de 175 M€, a été financée par une combinaison d'apports en fonds propres et d'endettement bancaire et obligataire.
La structure de financement comprenait notamment l'émission de deux emprunts obligataires souscrits par la société luxembourgeoise DF, elle-même détenue par DP SCA, qui contrôlait par ailleurs 63,59 % de DI. Les intérêts versés au titre du principal emprunt obligataire, soit 27,2 M€ en 2011, ont fait l'objet d'une limitation par l'administration fiscale sur le fondement de l'article 212 du CGI étant donné que la SAS DI s'est trouvée sous-capitalisée au sens de l'article précité.
L'administration fiscale a appliqué les limitations prévues à l'article 212-II du CGI, considérant que les trois seuils étaient simultanément dépassés. Face à cette rectification, la société a tenté de se prévaloir de la clause de sauvegarde du III en soutenant que le ratio d'endettement du groupe était supérieur au sien.
En effet, afin de bénéficier de la clause de sauvegarde susvisée, la SAS KF (venant aux droits de DI) a invoqué l'appartenance de DI à un groupe consolidé dont le ratio d'endettement global était supérieur à son propre ratio. Cependant, il est apparu que la société DI avait été créée en vue d'une restructuration capitalistique et que ses titres n'avaient été détenus par la société DP SCA qu'en vue de leur cession ultérieure, ce qui est un motif d'exclusion du périmètre de consolidation en application de l'article L. 233-19-II-1° du C.com. L'administration fiscale a remis en cause la déductibilité des charges financières de la filiale, estimant que l'exclusion de la consolidation comptable en vertu de l'article L. 233-19 du C.com impliquait que la société ne pouvait être considérée comme membre du "groupe consolidé" pour l'application de la clause de sauvegarde fiscale.
Après le rejet de sa réclamation contentieuse, la SAS KF (venant aux droits de DI) a saisi le TA de Montreuil. Le tribunal administratif a rejeté la demande de la SAS KF. La société a alors fait appel devant la CAA de Paris, persistant dans son argumentation selon laquelle l'exclusion comptable ne devait pas priver la filiale du bénéfice fiscal de la clause de sauvegarde.
La société s'appuie sur la réalité du contrôle (L. 233-16 C. com.) pour bénéficier de la clause de sauvegarde, tandis que l'administration s'accroche à la conséquence comptable de L. 233-19 C. com. (l'exclusion de la consolidation) pour refuser le bénéfice fiscal.
La SAS KF soutient que la clause de sauvegarde de l'article 212-III du CGI vise à reconnaître la réalité économique d'un groupe de sociétés, dont l'endettement est apprécié globalement, et non pas à se limiter strictement au périmètre des comptes consolidés tels que publiés. Elle fait valoir que le renvoi de l'article 212-III au "groupe consolidé" doit s'entendre comme un renvoi à la notion de contrôle exclusif telle que définie par l'article L. 233-16 du C.com, et non pas aux exceptions de consolidation prévues par l'article L. 233-19 du même code, qui sont des règles de présentation comptable et non de définition de l'existence d'un lien de contrôle.
Selon elle, ces exceptions ne remettent pas en cause la substance du contrôle ni la capacité du groupe à financer l'entité. En l'espèce, la filiale était bien sous le contrôle exclusif de la société mère (L. 233-16 C. com.), et l'exclusion pour "détention en vue de leur cession ultérieure" ne remet pas en cause ce lien de contrôle ni la capacité du groupe à la financer.
L'administration fiscale de son côté maintient sa position, estimant que le texte de l'article 212-III du CGI fait expressément référence au "groupe consolidé" et que, par conséquent, il convient de se référer au périmètre de consolidation tel qu'il résulte de l'application des règles comptables du Code de commerce, y compris les exceptions de l'article L. 233-19. Selon l'administration, si une société est exclue du périmètre de consolidation pour des raisons comptables, elle ne peut être considérée comme faisant partie du "groupe consolidé" pour l'application de la clause de sauvegarde fiscale.
Elle souligne que le renvoi au droit commercial est un renvoi global, y compris aux règles d'exclusion qui garantissent la "fidèle image" des comptes consolidés, et que le législateur fiscal n'a pas prévu de dérogation à ces règles pour l'application de la clause de sauvegarde.
La Cour a estimé que la SAS KF apportait la preuve que le ratio d'endettement du groupe auquel appartenait la SAS DI était supérieur à son propre ratio d'endettement. La société requérante était dès lors fondée à se prévaloir des dispositions de l'article 212-II du CGI et, par suite, à soutenir que c'est à tort que le service vérificateur avait limité, sur le fondement des dispositions du II de cet article, la déduction des intérêts.
Il est fort probable que cette décision fasse l'objet d'un pourvoi en cassation devant le Conseil d'État, compte tenu des enjeux financiers et de l'interprétation de la notion de "groupe consolidé" qui est au cœur de nombreux dispositifs fiscaux.