Le Conseil d'État a rendu deux décisions importantes concernant la compatibilité du régime français d'intégration fiscale avec le droit de l'Union européenne, plus particulièrement avec la liberté d'établissement garantie par les articles 49 et 54 du TFUE. Dans ces deux affaires, impliquant la Société Générale, le Conseil d'État a décidé de surseoir à statuer et de saisir la CJUE de questions préjudicielles.
Le régime d'intégration fiscale, régi par les articles 223 A et suivants du CGI, permet à une société mère de se constituer seule redevable de l'impôt sur les sociétés dû par l'ensemble du groupe qu'elle forme avec ses filiales détenues à au moins 95%. Ce régime offre plusieurs avantages fiscaux, dont la possibilité de compenser les bénéfices et les pertes des sociétés membres du groupe.
Cependant, l'article 223 A du CGI réserve le bénéfice de l'intégration fiscale aux seules sociétés dont le siège est en France. Par ailleurs, l'article 209 du CGI précise que les bénéfices passibles de l'impôt sur les sociétés sont déterminés "en tenant compte uniquement des bénéfices réalisés dans les entreprises exploitées en France" et de ceux dont l'imposition est attribuée à la France par une convention internationale relative aux doubles impositions.
Cette territorialité de l'impôt sur les sociétés, combinée avec l'exclusion des filiales étrangères du régime d'intégration fiscale, soulève des questions de compatibilité avec la liberté d'établissement garantie par le droit européen, notamment à la lumière de la jurisprudence de la CJUE.
Rappel des faits :
Les deux affaires concernent la Société Générale, tête d'un groupe fiscalement intégré, qui a tenté d'imputer sur le résultat d'ensemble du groupe des pertes subies par des filiales étrangères qu'elle considérait comme définitives.
Dans la première affaire (n° 496227), la Société Générale a demandé l'imputation des pertes devenues définitives d'une sous-filiale de droit slovaque liquidée en 2013. Sa réclamation ayant été rejetée par l'administration fiscale, elle a saisi le tribunal administratif de Montreuil qui a rejeté sa demande. La cour administrative d'appel de Paris a confirmé ce jugement, estimant qu'une société résidente française détenant une filiale non résidente ne se trouvait pas dans une situation objectivement comparable à celle d'une société résidente détenant une filiale résidente française.
Dans la seconde affaire (n° 491716), l'administration fiscale a remis en cause l'imputation par la Société Générale des pertes considérées comme définitives d'une filiale de droit letton d'une société membre du groupe. Le tribunal administratif de Montreuil a rejeté la demande de la Société Générale, mais la cour administrative d'appel de Paris a annulé ce jugement et accordé la décharge des impositions correspondantes.
La Société Générale, dans la première affaire, conteste la position de la cour administrative d'appel en s'appuyant notamment sur l'arrêt de la CJUE du 25 février 2010, X Holding BV (C-337/08), selon lequel la situation d'une société mère résidente souhaitant constituer une entité fiscale unique avec une filiale résidente et celle d'une société mère résidente souhaitant faire de même avec une filiale non résidente sont objectivement comparables. Elle invoque également la jurisprudence Marks et Spencer (C-446/03) qui prévoit l'imputation des pertes définitives subies par une filiale non résidente.
Dans cette affaire Marks et Spencer, la CJUE a jugé qu’il est contraire au droit de l’Union d’exclure la possibilité pour une société mère résidente de déduire les pertes subies par sa filiale non-résidente lorsque celle-ci a épuisé les possibilités de prise en compte de ses pertes dans le pays où elle est établie.
Dans la seconde affaire, le ministre de l'économie et des finances se pourvoit en cassation contre l'arrêt favorable à la Société Générale, en soutenant que l'arrêt X Holding BV permet d'exclure les filiales non résidentes du régime d'intégration fiscale, même lorsqu'il s'agit d'imputer des pertes définitives au sens de la jurisprudence Marks et Spencer.
Dans ces deux affaires, le Conseil d'État soulève deux questions principales:
- L'influence de la territorialité de l'impôt sur la comparabilité des situations:
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- La renonciation par la France, en vertu de son droit national (territorialité de l'impôt) ou d'une convention fiscale, à imposer les résultats d'une filiale non résidente remet-elle en cause la comparabilité des situations entre une société mère avec une filiale résidente et une société mère avec une filiale non résidente ?
En cas de réponse négative à cette première question.
- La nature de l'impossibilité d'imputer les pertes définitives:
- Cette impossibilité constitue-t-elle simplement l'une des règles de consolidation des bénéfices et des pertes au sein de l'entité fiscale unique (compatible avec la liberté d'établissement selon l'arrêt X Holding BV) ou représente-t-elle le refus d'un avantage fiscal distinct (constituant une restriction disproportionnée à la liberté d'établissement selon la jurisprudence Marks et Spencer)?
1°) a) La circonstance que l'Etat de résidence d'une société à la tête d'un groupe fiscalement intégré a renoncé, en vertu des règles de territorialité de l'impôt de son droit national, à exercer son pouvoir d'imposition sur les résultats de la filiale non-résidente de cette société située dans un autre Etat membre est-elle susceptible de remettre en cause le caractère objectivement comparable de la situation d'une société mère résidente qui souhaite constituer une entité fiscale unique avec une filiale résidente avec celle d'une société mère résidente souhaitant constituer une entité fiscale unique avec une filiale non-résidente pour autant que l'une et l'autre cherchent à bénéficier des avantages du régime d'intégration fiscale '
b) La circonstance que l'État membre de résidence d'une société à la tête d'un groupe fiscalement intégré a renoncé, en vertu d'une convention préventive de double imposition, à exercer son pouvoir d'imposition sur les résultats de la filiale non-résidente de cette société située dans un autre Etat membre est-elle susceptible de remettre en cause le caractère objectivement comparable de la situation d'une société mère résidente qui souhaite constituer une entité fiscale unique avec une filiale résidente avec celle d'une société mère résidente souhaitant constituer une entité fiscale unique avec une filiale non-résidente pour autant que l'une et l'autre cherchent à bénéficier des avantages du régime d'intégration fiscale '
2°) En cas de réponse négative à la première question, dans l'une ou l'autre de ses branches, l'impossibilité, dans le cadre d'un régime d'intégration fiscale tel que celui prévu aux articles 223 A et suivants du code général des impôts, d'imputer sur le résultat d'ensemble de ce groupe les pertes définitives d'une filiale non-résidente d'une société du groupe constitue-t-elle l'une des règles de consolidation des bénéfices et des pertes au sein de l'entité fiscale unique, compatible, à ce seul titre, avec la liberté d'établissement ou au contraire, une telle impossibilité doit-elle être regardée comme le refus d'un avantage fiscal distinct des règles de consolidation des bénéfices et des pertes à l'intérieur du groupe, constitutif, par lui-même, d'une restriction disproportionnée incompatible avec cette liberté '
Le 15 avril 2025, le Conseil d'État a rendu une troisième décision (N° 491702) concernant la compatibilité du régime français d'intégration fiscale avec le droit de l'Union européenne dans l'affaire de la société Compagnie Plastic Omnium (désormais OPmobility). Cette décision s'inscrit dans une série de décisions rendues le même jour qui posent des questions fondamentales sur la territorialité de l'impôt et la liberté d'établissement garantie par les articles 49 et 54 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE).
Le Conseil d'État tente de clarifier l'impact de la récente jurisprudence de la CJUE (notamment l'arrêt Finanzamt B contre W AG du 22 septembre 2022, C-538/20) sur l'application des principes établis dans les arrêts Marks et Spencer et X Holding BV.
L'arrêt Finanzamt B a introduit une nuance importante en jugeant que la situation d'une société résidente détenant un établissement stable non résident n'est pas comparable à celle d'une société résidente détenant un établissement stable résident lorsque l'État de résidence a renoncé à imposer les résultats de l'établissement non résident. La question est de savoir si ce raisonnement s'applique également aux filiales.
Par ailleurs, la jurisprudence Groupe Steria SCA (C-386/14) a précisé que l'arrêt X Holding BV ne validait que la condition de résidence comme condition d'accès au régime d'intégration fiscale, sans préjuger de la compatibilité avec la liberté d'établissement des avantages fiscaux spécifiques à l'intérieur de ce régime.
Le Conseil d'État cherche donc à déterminer si l'impossibilité d'imputer les pertes définitives d'une filiale non résidente est une simple règle de consolidation (justifiée par la préservation de la répartition du pouvoir d'imposition entre États membres) ou un avantage fiscal distinct soumis au test de proportionnalité établi dans Marks et Spencer.
La réponse de la CJUE à ces questions aura des implications majeures pour le régime français d'intégration fiscale et pour les groupes multinationaux ayant des filiales déficitaires dans d'autres États membres. Si la CJUE confirme l'applicabilité de la jurisprudence Marks et Spencer dans le contexte du régime d'intégration fiscale français, cela pourrait ouvrir la voie à des demandes d'imputation de pertes définitives de filiales étrangères, malgré leur exclusion formelle du périmètre d'intégration.