Cette nouvelle décision intervient dans un contexte de débat relatif au régime d'imposition applicable aux rémunérations des associés des sociétés d'exercice libéral (SEL). Cette décision vient apporter des précisions sur le traitement fiscal des sommes versées aux gérants majoritaires de SELARL et aux gérants de SELCA, tout en censurant partiellement les commentaires administratifs publiés par l'administration fiscale.
Le contentieux porte sur les commentaires administratifs publiés le 27 décembre 2023 au BOFiP relatifs au régime d'imposition des rémunérations versées aux associés des SEL. Ces commentaires interprètent notamment les articles 62, 92 et 93 du CGI.
Pour mémoire, dans la mise à jour de ce 27 décembre 2023, Bercy avait publié un rescrit apportant des précisions sur le régime fiscal applicable aux associés de SEL en matière d'impôt sur le revenu, de TVA et de CFE (rescrit partiellement re-écrit en avril 2024) et il avait, dans la base BOFIP au chapitre des rémunérations allouées aux gérants et associés de certaines sociétés rajouté les paragraphes suivant :
c. Cas des gérants majoritaires de SELARL et des gérants de SELCA
530
Les règles prévues au VIII-B-2-b § 520 s’appliquent aux rémunérations allouées aux gérants majoritaires de SELARL et aux gérants de SELCA à raison de l’exercice de leur activité libérale au sein de la société, lorsqu’elles peuvent être distinguées des rémunérations qu’ils perçoivent au titre de leurs fonctions de gérant.
À cet égard, il est rappelé que les rémunérations perçues au titre de la fonction de gérant sont celles allouées à raison des tâches qui ne sont pas réalisées dans le cadre de l’activité libérale (par exemple : convocation d’assemblée, représentation de la société dans les rapports avec les associés et à l’égard des tiers, décision de déplacement du siège social de la société, etc.). A contrario, en sont exclues les tâches de nature administrative qui sont inhérentes à la pratique de l’activité libérale telles que la facturation du client ou du patient, l’encaissement, les prises de rendez-vous, les approvisionnements de fournitures, la gestion des équipes ou la rédaction de documents tels que des ordonnances de prescription.
540
Lorsque les rémunérations qui sont allouées à raison de l’exercice d’une activité libérale ne peuvent pas être distinguées de celles perçues au titre des fonctions de gérant, elles sont imposées dans les conditions prévues à l’article 62 du CGI. Dans ce cas, l’intéressé doit être en mesure de fournir par tout moyen l’ensemble des éléments de preuve permettant de justifier de cette impossibilité. Il est précisé que l’absence de documents statutaires ou comptables tels que ceux fixant la rémunération accordée par la société au titre des fonctions de gérant ou mesurant le temps passé à l’exercice de ces fonctions n’est pas à elle seule de nature à caractériser une impossibilité de distinguer les rémunérations allouées au titre des fonctions de gérant de celles perçues au titre de l’exercice de l’activité libérale, et ne saurait par conséquent emporter l’imposition de la totalité des rémunérations selon les règles prévues à l’article 62 du CGI.
550
Il est admis, à titre de règle pratique, qu’une part de 5 % de la rémunération d’ensemble perçue par les gérants majoritaires de SELARL et les gérants de SELCA au titre de leurs activités libérale et de gérance correspond aux revenus afférents à leurs fonctions de gérant, imposables dans les conditions de l’article 62 du CGI, qu’il soit possible de les distinguer ou non de la rémunération technique.
Dans le rescrtit susvisé, Bercy souligne "tirant les conséquences de la jurisprudence du Conseil d'État, le VIII-B-2 § 500 et suivants du BOI-RSA-GER-10-30, publié le 5 janvier 2023, a rapporté, à compter de l'imposition des revenus de l'année 2024 la réponse ministérielle Cousin (RM Cousin n° 39397, JO AN du 16 septembre 1996, p. 4930) qui précisait que relèvent normalement de la catégorie des traitements et salaires les rémunérations perçues par les associés non dirigeants de société d’exercice libéral à responsabilité limitée (SELARL) en contrepartie de l’exercice de leur activité libérale au sein de cette société."
L'article 62 du CGI prévoit que les rémunérations allouées aux gérants majoritaires des SARL soumises à l'IS et aux gérants des sociétés en commandite par actions sont imposables dans la catégorie des traitements et salaires. L'article 92 du CGI définit, quant à lui, le champ d'application des BNC qui comprend les bénéfices des professions libérales, des charges et offices. L'article 93 précise les modalités de détermination du bénéfice imposable dans cette catégorie.
La question au coeur litige porte sur la nature des revenus perçus par les gérants majoritaires de SELARL et les gérants de SELCA : doivent-ils être intégralement soumis au régime fiscal de l'article 62 du CGI, ou convient-il de distinguer entre les rémunérations afférentes à la fonction de gérant (relevant de l'article 62) et celles liées à l'exercice de l'activité libérale (relevant des BNC) ?
Rappel des faits :
Le Conseil national des barreaux (CNB) a déposé une requête visant à obtenir l'annulation pour excès de pouvoir des commentaires administratifs publiés le 27 décembre 2023 au BOFIP. Ces commentaires précisaient notamment que les rémunérations perçues par les gérants majoritaires de SELARL et les gérants de SELCA devaient faire l'objet d'une distinction selon qu'elles se rapportaient à l'exercice de fonctions de gérance ou à l'exercice personnel de l'activité libérale, les premières étant imposables selon le régime de l'article 62 du CGI, les secondes dans la catégorie des BNC.
Le CNB a également soulevé une QPC portant sur la conformité à la Constitution des articles 62, 92 et 93 du CGI ainsi que de l'article 132 de l'ordonnance du 8 février 2023 relative à l'exercice en société des professions libérales réglementées.
Le CNB soutient principalement que les articles 62 et 92 du CGI, tels qu'interprétés par la jurisprudence du Conseil d'État, méconnaissent le principe d'égalité devant la loi fiscale. Selon lui, les rémunérations perçues par les gérants majoritaires de SELARL et les gérants de SELCA exerçant une profession juridique ou judiciaire sont soumises à des règles d'imposition différentes selon leur nature, tandis que la totalité des rémunérations perçues par les gérants des formes de droit commun de ces mêmes sociétés exerçant d'autres professions seraient soumises au régime fiscal de l'article 62 du CGI.
Par ailleurs, pour le CNB l'imposition dans la catégorie des BNC des rémunérations perçues par les associés de SEL ne s'accompagne pas de l'application des éléments essentiels du régime des BNC (obligation de facturation, assujettissement à la TVA et à la CFE, possibilité d'opter pour l'IS).
Le Conseil d'État a refusé de transmettre la QPC au Conseil constitutionnel pour plusieurs motifs :
- Concernant l'article 132 de l'ordonnance du 8 février 2023, il a estimé que ces dispositions n'étaient pas applicables au litige.
- Concernant le grief tiré de la méconnaissance du principe d'égalité, il a considéré que les rémunérations des gérants majoritaires de SELARL et SARL d'une part, et des gérants de SELCA et SCA d'autre part, étaient soumises aux mêmes règles d'imposition. Il a ajouté que les personnes exerçant une profession libérale juridique ou judiciaire ne sont pas placées dans la même situation que celles exerçant une profession commerciale, industrielle, artisanale ou agricole.
- Concernant le grief tiré de l'incompétence négative, il a rappelé que ce grief ne peut être utilement soulevé que si les dispositions contestées instaurent un dispositif insuffisant, et non pour contraindre le législateur à légiférer sur un autre sujet.
Position du Conseil d'État sur la légalité des commentaires administratifs
Le Conseil d'État a, en revanche, partiellement fait droit à la requête du CNB en annulant certaines énonciations des commentaires administratifs susvisés :
- Il a annulé le second alinéa du paragraphe n° 530 en tant qu'il indique que "la facturation du client ou du patient, l'encaissement, les prises de rendez-vous, les approvisionnements de fournitures, la gestion des équipes" sont des tâches inhérentes à la pratique d'une activité libérale.
- Il a également annulé le paragraphe n° 550 qui admet, à titre de règle pratique, qu'une part de 5% de la rémunération d'ensemble correspondait aux revenus afférents aux fonctions de gérant, imposables sur le fondement de l'article 62 du CGI. Le Conseil d'État a considéré que ces énonciations ajoutaient à la loi et étaient donc entachées d'illégalité.
En revanche, le Conseil d'État a confirmé la légalité des autres énonciations contestées, notamment celles relatives à la distinction entre les rémunérations afférentes à la fonction de gérant et les rémunérations "techniques", ainsi que celles relatives à l'application du régime "micro-BNC".