Le juge de l'impôt nous rappelle, s'agissant de la théorie de l'acte anormal de gestion, que l'intérêt de l'entreprise doit s'apprécier au moment où l'acte est conclu, et non à l'aune d'événements postérieurs. Des événements survenus plusieurs années après l'opération litigieuse ne peuvent être pris en compte pour apprécier la normalité de cette opération.
Pour mémoire, en vertu des dispositions combinées des articles 38 et 209 du CGI, le bénéfice imposable à l'impôt sur les sociétés est celui qui provient des opérations de toute nature faites par l'entreprise, à l'exception de celles qui, en raison de leur objet ou de leurs modalités, sont étrangères à une gestion normale.
Le Conseil d'État rappelle de manière constante que constitue un acte anormal de gestion l'acte par lequel une entreprise décide de s'appauvrir à des fins étrangères à son intérêt. Cette définition, qui figure expressément au considérant 2 de l'arrêt évoqué, met l'accent sur deux éléments cumulatifs qui doivent être réunis pour caractériser un acte anormal de gestion. D'une part, l'opération doit entraîner un appauvrissement de l'entreprise, c'est-à-dire une diminution de son actif net ou une augmentation de son passif qui ne se justifie pas par une contrepartie équivalente. D'autre part, cet appauvrissement doit poursuivre des fins étrangères à l'intérêt de l'entreprise, ce qui signifie qu'il ne doit pas s'inscrire dans une stratégie commerciale, financière ou industrielle susceptible de procurer à terme un avantage à l'entreprise.
Il appartient, en règle générale, à l'administration, qui n'a pas à se prononcer sur l'opportunité des choix de gestion opérés par une entreprise, d'établir les faits sur lesquels elle se fonde pour invoquer ce caractère anormal.
Sur le plan fiscal, les abandons de créance avec clause de retour à meilleure fortune soulèvent des questions concernant tant leur traitement chez le débiteur que chez le créancier. Chez le débiteur, l'abandon de créance constitue en principe un produit exceptionnel imposable. Toutefois, lorsque l'abandon est assorti d'une clause de retour à meilleure fortune, la doctrine administrative et la jurisprudence admettent que le produit constaté au titre de l'abandon puisse être neutralisé par l'inscription corrélative d'un engagement hors bilan correspondant à l'obligation conditionnelle de remboursement. Les remboursements ultérieurs effectués en exécution de la clause constituent alors des charges déductibles au titre des exercices au cours desquels ils interviennent. Cette analyse repose sur l'idée que de tels abandons ne constituent pas de véritables libéralités mais des opérations à caractère commercial s'inscrivant dans les relations normales entre le débiteur et le créancier. Le débiteur pour sa part ne bénéficie pas d'un enrichissement définitif mais voit sa dette conditionnée à l'évolution de sa situation financière.
Toutefois, cette analyse favorable peut être remise en cause par l'administration si les conditions de remboursement prévues par la clause de retour à meilleure fortune apparaissent excessivement favorables au créancier ou si les remboursements effectués ne correspondent pas à l'intérêt du débiteur. L'administration peut alors invoquer l'acte anormal de gestion pour réintégrer les sommes remboursées dans le résultat imposable en soutenant qu'elles constituent des libéralités consenties au créancier plutôt que l'exécution d'obligations commerciales normales.
Rappel des faits :
Au début des années 2000, le dirigeant de la société CBE avait consenti des abandons de créances à cette dernière, assortis d'une clause de retour à meilleure fortune. Cette clause prévoyait un remboursement conditionné à la réalisation de bénéfices futurs, sous réserve de l'apurement des déficits antérieurs. En janvier 2005, la société HJE acquiert les titres deCBE et procède à sa dissolution sans liquidation (TUP). Quelques jours après cette acquisition, HJE conclut une nouvelle convention avec l'ancien dirigeant créancier, modifiant les modalités de la clause de retour à meilleure fortune : le remboursement est porté à 25 % du résultat comptable avant impôt, traduisant un « assouplissement » des conditions de remboursement favorable au créancier.
Dix ans plus tard, alors que la société HJE procède au remboursement effectif de ces créances entre 2013 et 2015, l'administration fiscale remet en cause la déductibilité de ces sommes. Elle considère que la renégociation de 2005, rendant la dette plus onéreuse ou plus exigible pour la société, était constitutive d'un acte anormal de gestion.
Partant, le service a réintégré les sommes aux résultats, réduisant les déficits reportables, et a appliqué la retenue à la source prévue à l'article 119 bis du CGI considérant ces paiements comme des libéralités versées à un résident américain.
Le litige s'est cristallisé autour de la preuve de l'intérêt de l'entreprise à avoir modifié cette clause en 2005. Après une première victoire du contribuable devant le TA de Strasbourg, la CAA de Nancy a infirmé le jugement le 11 juillet 2024.
Elle a jugé que les remboursements relevaient d'un acte anormal de gestion, estimant que l'assouplissement de la clause de retour à meilleure fortune en 2005 avait été concédé sans contrepartie suffisante alors que la société était en difficulté financière. Pour écarter les justifications économiques apportées par la société (chiffre d'affaires additionnel, nécessité d'apurer le hors-bilan pour obtenir des crédits, neutralité financière de l'opération), la cour s'est fondée notamment sur l'absence d'intérêt du rachat initial au regard de la création ultérieure (en 2010) d'une société concurrente, sur le fait que la dette originelle n'était pas exigible et sur l'omission des reports déficitaires dans les calculs présentés par le contribuable.
Saisi d'un pourvoi, le Conseil d'État vient de censurer l'arrêt de la CAA pour insuffisance de motivation et erreur de droit
La Haute juridiction relève que pour évaluer l'intérêt de la société HJC Europe à renégocier la clause en 2005, la cour s'est fondée sur des événements survenus bien plus tard, notamment la création d'une nouvelle société concurrente en 2010 et la souscription d'un emprunt en 2012.
Le Conseil d'État pose ici un principe de méthode essentiel : la normalité d'un acte de gestion s'apprécie en se plaçant à la date de sa conclusion. Utiliser des circonstances postérieures de cinq ou sept ans pour dénier l'intérêt économique d'une décision prise en 2005 constitue un anachronisme que le juge de l'impôt ne saurait valider. L'échec commercial ultérieur ou l'évolution de la structure du marché ne sauraient rétroactivement priver de pertinence une décision de gestion qui, à l'époque, pouvait apparaître justifiée.
L'appréciation de la normalité d'un acte de gestion doit s'effectuer à la date où l'opération a été réalisée, en fonction des circonstances connues ou prévisibles à ce moment, et non à la lumière d'événements postérieurs qui ne pouvaient être anticipés.
Le Conseil d'État reproche également à la cour d'appel d'avoir écarté trop rapidement les justifications économiques apportées par le contribuable. La société HJC Europe faisait valoir que le rachat de la cible lui avait permis de générer un chiffre d'affaires significatif jusqu'en 2008 et que la modification de la clause, en apurant le passif hors bilan, était une condition nécessaire pour obtenir des financements bancaires en vue d'un projet immobilier. En se bornant à affirmer l'absence de contrepartie sans analyser concrètement ces éléments la cour n'a pas mis l'administration en mesure de satisfaire à son obligation de preuve.