La frontière entre l'intérêt du groupe et l'intérêt propre d'une filiale est au cœur de nombreux redressements fiscaux fondés sur l'acte anormal de gestion. Dans ce contexte, le juge de l'impôt vient de valider la déductibilité d'indemnités de remboursement anticipé versées par une filiale lors d'une opération de refinancement de groupe estimant que ce paiement a permis à ladite filiale d'accéder à des conditions de financement bien meilleures, assurant ainsi son propre développement.
Selon la théorie de l'acte anormal de gestion, une charge n'est déductible du résultat imposable que si elle est engagée dans l'intérêt de l'exploitation. Constitue un acte anormal de gestion celui par lequel une entreprise décide de s'appauvrir à des fins étrangères à son intérêt propre, soit qu'elle consente une libéralité, soit qu'elle supporte une charge qui ne trouve aucune contrepartie suffisante.
La charge de la preuve de l'anormalité de l'acte pèse sur l'administration. Dans le contexte des groupes de sociétés, cette notion est particulièrement délicate à manier, l'intérêt du groupe pouvant parfois sembler primer sur celui, individuel, de l'une de ses filiales.
La jurisprudence exige cependant que l'acte, même s'il sert l'intérêt du groupe, ne soit pas dépourvu de contrepartie pour la filiale qui le réalise.
Rappel des faits :
La société SASU A, filiale à 100% de la SAS Akiem Holding, elle-même indirectement détenue par la SNCF, exerce une activité de financement et de location de locomotives. Pour accélérer son développement, le groupe SNCF a décidé d'ouvrir le capital de Akiem Holding à un investisseur extérieur, le fonds Deutsche Asset Alternative Management, via une société ad hoc, Eurotraction. Cette "opération Cérès" prévoyait la cession de 50% du capital de Akiem Holding.
Cependant, l'entrée de ce nouvel investisseur était conditionnée au remboursement anticipé de quatorze prêts intragroupes, initialement souscrits par Akiem auprès de SNCF Mobilités et transférés à A. Conformément aux contrats de prêt, ce remboursement anticipé à l'initiative de l'emprunteur a déclenché le paiement par A d'indemnités de remboursement anticipé (IRA) d'un montant total de 38 387 127 € au profit de SNCF Mobilités. Pour financer ce remboursement et ses investissements futurs, A a bénéficié d'un nouveau financement externe, beaucoup plus important et à un taux plus favorable, obtenu par sa société mère Akiem Holding auprès d'un pool bancaire.
À l'issue d'une vérification de comptabilité, l'administration fiscale a remis en cause la déductibilité de ces indemnités, qualifiant leur paiement d'acte anormal de gestion. Elle a en conséquence réintégré la somme au résultat imposable de A au titre de l'exercice 2016.
Le Tribunal administratif de Montreuil, dans un jugement du 4 juillet 2024, a donné raison à la société et a prononcé la décharge des impositions. Le ministre de l'Économie et des Finances a fait appel de cette décision.
- Il estime que les indemnités de remboursement anticipé constituent un acte anormal de gestion. Son argumentation repose sur l'analyse des clauses contractuelles des prêts, qui prévoyaient le versement d'indemnités en cas de résiliation à l'initiative de l'emprunteur, mais non lorsque la résiliation était à l'initiative du prêteur, notamment en cas de modification de la répartition du capital conduisant le groupe SNCF à détenir moins de 67% des droits. Il considère que la résiliation résultait de cette modification du capital social, A étant étrangère à cette décision prise dans l'intérêt exclusif du groupe SNCF. Pour le ministre que le versement des indemnités ne présentait aucun intérêt pour A et procédait d'un appauvrissement sans contrepartie.
- A titre subsidiaire, le ministre estime que la société a commis un acte anormal de gestion en renonçant à percevoir une recette, faute d'avoir refacturé ces indemnités à l'acquéreur Eurotraction, alors que cette charge avait été intégrée dans la détermination du prix de cession des titres de la société mère.
La Cour vient de rejeter l'appel du ministre
Concernant l'argument principal
La Cour écarte la thèse de l'administration en constatant que c'est bien A qui a pris l'initiative de rembourser les prêts. Elle reconnaît que le paiement des indemnités était indissociable de l'entrée du nouvel investisseur et de l'obtention du nouveau financement. En comparant les conditions des anciens et du nouveau prêts, et en constatant l'augmentation substantielle des investissements qui en a résulté, la Cour conclut que A...
...établit qu’elle n’a pas versé les indemnités en litige à des fins étrangères à son intérêt, mais pour accroître son activité et améliorer sa position sur le marché.
Le fait que d'autres sociétés du groupe aient également retiré un avantage de l'opération est jugé sans incidence dès lors que l'intérêt propre de la filiale est caractérisé.
Concernant l'argument subsidiaire
La Cour le rejette pour un motif de pure procédure. Elle qualifie la demande du ministre non pas d'une substitution de base légale, mais d'une demande de compensation au sens de l'article L. 203 du LPF. Or, ce mécanisme ne peut être mis en œuvre que pour des omissions ou insuffisances constatées au cours de l'instruction de la demande du contribuable. La Cour relève que l'administration disposait de tous les éléments dès le contrôle initial pour éventuellement soulever ce grief de renonciation à recette. En ne le faisant pas, son silence a valeur de prise de position délibérée, ce qui l'empêche d'invoquer cette "omission" plus tard dans la procédure contentieuse.
TL;DR
- L'appréciation du caractère normal d'un acte de gestion ne doit pas se faire "in abstracto" ou en isolant une transaction de son contexte, mais bien au sein de l'opération économique globale dans laquelle elle s'inscrit.
- Lorsqu'une dépense, même importante, est la condition nécessaire à l'obtention d'un avantage économique et stratégique futur et démontrable pour l'entreprise qui la supporte, elle ne saurait être qualifiée d'anormale.