Nouvelle illustration de la rigueur jurisprudentielle en matière d'appréciation de la force majeure dans un contexte fiscal (Engagement de revendre). Le juge nous rappelle qu'aucune accumulation de difficultés ne peut suppléer à l'absence de caractérisation individuelle de chaque événement selon les critères requis (Extériorité, imprévisibilité et irrésistibilité).
L'article 1115 du CGI prévoit un régime spécial destiné à soutenir l'activité des marchands de biens. Ce dispositif permet aux personnes assujetties à la TVA de bénéficier d'une exonération temporaire des droits et taxes de mutation lors de l'acquisition d'immeubles, en contrepartie d'un engagement de revente dans un délai de cinq ans. L'efficacité du dispositif repose sur le mécanisme de déchéance organisé par l'article 1840 G ter du CGI. Cet article établit un principe d'automaticité : le simple non-respect de l'engagement dans le délai imparti déclenche l'obligation de payer les droits initialement exonérés, majorés des intérêts de retard.
La doctrine administrative, codifiée sous la référence BOI-ENR-DMTOI-10-50, confirme cette approche stricte en précisant que la déchéance résulte du seul fait de l'absence de revente dans les délais. Elle ménage toutefois une exception notable en admettant la prise en compte de la force majeure, sous réserve pour le contribuable d'établir qu'une circonstance extérieure et imprévisible l'a placé dans l'impossibilité insurmontable de vendre pendant toute la durée de son obligation.
Cette exception de force majeure, transposition en droit fiscal des principes civilistes, obéit à des critères d'appréciation particulièrement rigoureux. La définition traditionnelle de l'article 1148 ancien du Code civil exige la réunion cumulative de trois caractères : l'extériorité, l'imprévisibilité et l'irrésistibilité. L'extériorité suppose que l'événement échappe totalement au contrôle du débiteur et ne résulte d'aucun choix stratégique ou de gestion. L'imprévisibilité implique qu'au moment de la souscription de l'engagement, l'intéressé ne pouvait raisonnablement anticiper la survenance de l'événement, cette appréciation tenant compte de sa qualité professionnelle et de sa capacité d'anticipation. Quant à l'irrésistibilité, elle exige que l'événement rende matériellement impossible l'exécution de l'obligation, la simple difficulté ou le renchérissement des coûts ne suffisant pas.
L'ordonnance du 10 février 2016 a modernisé cette approche en redéfinissant la force majeure à l'article 1218 du Code civil. Applicable aux contrats conclus après le 1er octobre 2016, cette nouvelle définition maintient l'exigence des trois critères traditionnels tout en introduisant la notion de "mesures appropriées". Cette évolution souligne que le débiteur doit démontrer non seulement l'impossibilité d'exécution, mais aussi qu'aucune action raisonnable n'aurait permis d'éviter les effets de l'événement invoqué.
Rappel des faits :
L'affaire trouve son origine dans une opération d'acquisition immobilière réalisée par la société S Capital, filiale du groupe PP spécialisé dans le commerce de biens immobiliers. Le 29 octobre 2010, cette société a acquis trois ensembles immobiliers pour un montant total de 1 996 500 €, répartis comme suit : 261 000 € pour un bien situé dans le 19e arrondissement de Paris, 450 000€ pour un bien dans le 16e arrondissement, et 1 285 500 € pour un bien à Paris également.
Ces acquisitions s'inscrivaient dans le cadre de l'activité de marchand de biens du groupe PP, composé de 31 sociétés immobilières et disposant d'un patrimoine d'environ 900 lots répartis sur une centaine de biens immobiliers. La société Skuld Capital, ne disposant pas de personnel propre, s'appuyait sur les ressources humaines du groupe pour réaliser les opérations préalables à la revente des lots.
Conformément aux dispositions de l'article 1115 du CGI, la société a souscrit l'engagement de revendre l'ensemble des biens immobiliers dans les cinq ans de l'acquisition, bénéficiant en contrepartie d'une exonération des droits de mutation.
Le délai de revente a expiré le 29 octobre 2015 sans que les objectifs soient atteints. Les biens situés dans les 16e et 19e arrondissements n'ont pas été revendus, tandis que le bien du troisième site n'a été cédé que partiellement. Cette situation a déclenché le mécanisme de déchéance prévu par la réglementation.
Le 23 novembre 2017, l'administration fiscale a adressé une proposition de rectification à la société S Capital, constatant le non-respect de l'engagement de revente et réclamant le paiement des droits initialement exonérés. Par courrier du 29 janvier 2018, la société a contesté cette proposition en invoquant un cas de force majeure qui l'aurait empêchée de respecter ses engagements.
L'administration ayant rejeté cette contestation la société a saisi la juridiction judiciaire.
La société se prévaut d'un cas de force majeure résultant de l'accumulation de plusieurs événements défavorables survenus dans un laps de temps restreint :
- L'abandon des soutiens bancaires
Le premier élément invoqué concerne l'arrêt brutal en 2011 des soutiens bancaires, particulièrement le revirement de la Banque Populaire Val de France concernant un prêt de 35 M€ initialement accordé pour l'acquisition d'un immeuble. La société soutient que cette décision, motivée par les difficultés subies par une entité du groupe BPCE en 2011, constitue un événement extérieur et imprévisible ayant compromis la stratégie de développement du groupe.
- L'échec de la cession du groupe
Le deuxième événement concerne l'échec du projet de cession du groupe PP à la société Financière N en février 2014. La société estime que cette renonciation, intervenue au dernier moment après plusieurs mois de négociation, a privé le groupe des moyens financiers nécessaires à la poursuite de son activité normale. Cette circonstance est présentée comme un élément imprévisible ayant bouleversé la stratégie du groupe et compromis sa capacité à honorer ses engagements de revente dans les délais impartis.
- Les manœuvres frauduleuses
Le troisième élément porte sur une prétendue escroquerie dans le cadre d'un prêt à long terme consenti par la société KAsset Capital. La société soutient qu'1M€ versé à titre de garantie a été détourné, constituant un préjudice financier significatif et imprévisible. Une plainte pénale a été déposée le 4 juin 2014 pour étayer cette allégation, la société cherchant à démontrer le caractère frauduleux et donc extérieur de cet événement.
- Les difficultés avec le groupe Chetrit
Enfin, la société invoque les difficultés rencontrées dans le cadre d'un rapprochement avec le groupe C courant 2014 et 2015, présentées comme des manœuvres frauduleuses ayant également compromis les projets du groupe.
- La théorie de l'accumulation
La société développe une théorie selon laquelle l'accumulation de ces événements, bien que chacun pris isolément puisse être considéré comme un aléa normal des affaires, créait une situation exceptionnelle caractérisée par l'imprévisibilité de leur conjonction.
Elle soutient que cette accumulation aconduit à une réduction drastique des effectifs du groupe, rendant matériellement impossible la réalisation des opérations de revente dans les délais impartis. L'argumentation insiste sur le fait que le groupe se trouvait "au bord de la faillite" et n'avait plus les moyens de rémunérer l'ensemble de ses collaborateurs.
La Cour vient de confirmer le jugement de première instance rejetant les arguments de la société
- L'analyse de l'imprévisibilité
La Cour a souligné que la société, en sa qualité de professionnel, devait anticiper les aléas économiques lors de la réalisation de ses projets. Elle a particulièrement insisté sur le contexte financier de 2010, postérieur à la crise économique de 2008, qui rendait prévisibles les fluctuations du marché et les risques financiers.
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- Concernant l'abandon du financement bancaire, la Cour a relevé l'absence de justification des conditions dans lesquelles l'accord aurait été donné et révoqué.
- Pour l'échec de la cession à Financière N, les juges ont considéré que la renonciation d'un acquéreur potentiel, même au dernier moment, ne constitue pas un événement imprévisible dans la vie des affaires. Cette position rappelle que les négociations commerciales comportent intrinsèquement un risque d'échec.
- L'analyse de l'extériorité
La Cour a estimé que les difficultés résultaient de choix stratégiques arrêtés par la société mère et relevant du pouvoir décisionnel de ses organes sociaux.
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- Les juges ont souligné que le fait que les opérations se soient révélées infructueuses ou non judicieuses, ou que la volonté du groupe ait été trompée par le comportement de ses partenaires, ne permettait pas de répondre au critère d'extériorité. .
- La Cour a relevé que la dépendance de la société S Capital au groupe PP résultait de l'organisation choisie par ce dernier et était déjà établie au jour de la décision d'acquisition. Cette circonstance empêchait de considérer les conséquences de cette dépendance comme extérieures.
- L'analyse de l'irrésistibilité
- La Cour a constaté que la société ne démontrait pas l'impossibilité matérielle de parvenir à la revente de la totalité des lots dans les délais impartis. Elle a rappelé que le cas de force majeure s'entend des événements qui rendent l'exécution impossible, mais non de ceux qui la rendent seulement plus onéreuse.
- Les juges ont également relevé que la société avait vendu de nombreux biens immobiliers pendant la période considérée, générant des liquidités substantielles.
- La Cour a également noté que la seule production des déclarations de résultat ne permettait pas d'établir que le groupe était "au bord de la faillite", remettant en cause l'ampleur des difficultés invoquées.
Enfin, la Cour a rejeté l'argumentation fondée sur l'accumulation d'événements, estimant que la somme d'événements prévisibles ou dépendants de la volonté du groupe ne pouvait constituer un cas de force majeure, même si cette accumulation était de nature à en majorer les effets.