Nouvelle décision sur l'application des dispositifs anti-abus aux montages faisant intervenir des trusts. Elle rappelle l'importance, pour les contribuables utilisant de telles structures, de s'assurer qu'elles disposent d'une substance économique réelle et qu'elles ne constituent pas de simples écrans destinés à dissimuler une activité essentiellement française.
Pour mémoire, l'article 123 bis du CGI constitue l'un des dispositifs anti-évasion fiscale mis en place par le législateur français. Il permet d'imposer les résidents fiscaux français à raison des bénéfices réalisés par des entités étrangères soumises à un régime fiscal privilégié, lorsque ces résidents en détiennent au moins 10% des actions, parts, droits financiers ou droits de vote. Les revenus de ces entités sont alors réputés constituer des revenus de capitaux mobiliers imposables entre les mains du résident français, proportionnellement à sa participation.
Sont notamment visés les trusts qui sont définis par l’article 792-0 bis du CGI comme :
l’ensemble des relations juridiques créées dans le droit d’un État autre que la France par une personne qui a la qualité de constituant, par acte entre vifs ou à cause de mort, en vue d’y placer des biens ou droits, sous le contrôle d’un administrateur, dans l’intérêt d’un ou de plusieurs bénéficiaires ou pour la réalisation d’un objectif déterminé
Pour que ce dispositif s'applique, plusieurs conditions doivent être réunies :
- La personne physique doit être domiciliée fiscalement en France
- Elle doit détenir directement ou indirectement au moins 10% des actions, parts, droits financiers ou droits de vote dans une entité établie hors de France
- Cette entité doit être soumise à un régime fiscal privilégié, c'est-à-dire que le montant de l'impôt sur les bénéfices ou les revenus acquitté est inférieur de plus de 50% à celui qui aurait été dû en France
- L'actif ou les biens de l'entité doivent être principalement constitués de valeurs mobilières, de créances, de dépôts ou de comptes courants
L'article 123 bis, 4 bis du CGI prévoit toutefois une clause de sauvegarde applicable initialement uniquement aux entités établies dans l'Union européenne, puis étendue par le Conseil constitutionnel (décision n°2016-614 QPC du 1er mars 2017) à l'ensemble des entités étrangères. Cette clause permet d'échapper à l'imposition si l'exploitation de l'entreprise ou la détention des actions, parts ou droits ne peut être regardée comme constitutive d'un montage artificiel dont le but serait de contourner la législation fiscale française.
L'article 1736, IV-2 du CGI prévoit par ailleurs une amende en cas de non-déclaration de comptes ouverts, utilisés ou clos à l'étranger, conformément aux obligations de l'article 1649 A du même code.
Ces rehaussements concernent deux structures de type trust de droit anglo-saxon, AGM Trading Ltd et Morilight Ltd, établies respectivement au Royaume-Uni et à Gibraltar. Selon les actes constitutifs des trusts, M. D. était l'un des "owners" (détenteurs) de ces structures à hauteur de 33% des droits pour chacune d'elles, aux côtés de deux autres personnes, Mme C. (34%) et M. B. (33%).
Ces trusts facturaient des prestations de conseil aux entreprises réalisées en France par M. D. et les deux autres détenteurs, tous résidents fiscaux français, pour des clients français. Les trusts ne disposaient d'aucune implantation économique réelle dans leur pays d'établissement et ne supportaient que des frais de domiciliation, de gestion, de tenue de comptabilité et des frais financiers. Ils ne versaient ni loyers ni salaires. L'administration a établi que ces trusts n'avaient pas été soumis à l'impôt dans leur pays d'établissement.
Les bénéfices étaient en partie rapatriés en France et les détenteurs des trusts disposaient également de cartes bancaires adossées à des comptes bancaires situés en Lettonie, leur permettant de disposer de moyens de paiement non traçables pour leurs dépenses personnelles.
Suite aux contrôles fiscaux et aux mises en recouvrement des impositions contestées le 31 mai et le 30 juin 2017, M. et Mme D. ont saisi le tribunal administratif de Melun d'une demande de décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu et de contributions sociales, ainsi que des pénalités correspondantes, pour les années 2009 à 2014.
Par un jugement du 6 octobre 2023, le tribunal administratif de Melun a rejeté leur demande, conduisant les requérants à faire appel devant la Cour administrative d'appel de Paris.
Les contribuables ont soulevé plusieurs moyens devant la Cour :
- Concernant l'application de l'article 123 bis du CGI :
- Ce dispositif ne permettrait pas de fiscaliser les produits des trusts
- Le ministre du Budget aurait reconnu, dans un rapport du 2 avril 2008, que la taxation des revenus de trusts discrétionnaires serait impossible en raison de l'absence de créance caractérisée des bénéficiaires
- Il n'y aurait pas eu de montage artificiel, les sociétés ayant été régulièrement déclarées et la société AGM Trading ayant une réalité économique
- M. D. aurait quitté la société AGM Trading en février 2011 et n'aurait disposé d'aucun revenu à cet égard à compter de mars 2011
- La clé de répartition entre les prétendus bénéficiaires du trust ne serait pas justifiée
- S'agissant des pénalités :
- M. D. n'étant pas titulaire des comptes bancaires en litige, il ne saurait être assujetti à la pénalité prévue à l'article 1736 VI 2 du CGI
- Il ne pourrait lui être reproché d'avoir procédé à des manœuvres frauduleuses
La CAA de Paris vient de rejeter la requête de M. et Mme D. confirmant le bien-fondé des impositions et pénalités mises à leur charge.
Sur l'application de l'article 123 bis du CGI aux trusts :
- La Cour affirme que les dispositions de l'article 123 bis du CGI, interprétées à la lumière des travaux préparatoires, doivent être regardées comme incluant dans leur champ d'application les actions, parts, droits financiers ou droits de vote détenus dans les trusts au sens du droit anglo-saxon
- Elle relève que M. D. et les deux autres "owners" exerçaient, en vertu des actes constitutifs des trusts, les pouvoirs de gestion des sociétés mises en trust, notamment l'ouverture et la gestion des comptes bancaires
- Elle constate que M. D. ne s'était pas dessaisi des actifs et des bénéfices des trusts, qui ne pouvaient être considérés comme ayant un caractère discrétionnaire et irrévocable
Pour mémoire, la CAA de Paris, dans son arrêt du 24 juin 2020, n° 19PA00458, a jugé que l’article 123 bis du CGI était inapplicable à un trust irrévocable et discrétionnaire.
- Elle confirme que les trusts AGM et Morilight étaient soumis à un régime fiscal privilégié, n'ayant pas déposé de déclarations ni supporté d'imposition dans leur pays d'établissement
- Elle considère que l'interposition d'entités étrangères dépourvues de réalité économique constituait bien un montage artificiel visant à contourner la législation fiscale française, dès lors que ces entités n'avaient aucune activité économique sur leur territoire d'implantation et que les prestations de conseil étaient réalisées en France par des résidents fiscaux français pour des clients français
- Elle rejette l'argument selon lequel M. D. aurait quitté le trust AGM en février 2011, constatant qu'il disposait encore en octobre 2012 d'un "General Power of Attorney" sur les actifs du trust
Concernant les pénalités, la Cour confirme l'application de la majoration de 80% pour manœuvres frauduleuses, considérant que le montage mis en place (facturation par des entités étrangères dépourvues de réalité économique, rapatriement partiel des bénéfices, utilisation de cartes bancaires sur des comptes en Lettonie) visait à égarer ou restreindre le contrôle de l'administration. Elle rejette l'argument relatif à l'amende pour non-déclaration de comptes étrangers, estimant que les documents produits par l'administration établissaient que les trusts dont M. D. était détenteur disposaient bien de nombreux comptes bancaires en Lettonie.