Nouvelle confirmation qu'une opération d'apport de titres avec une soulte, bien que respectant le seuil de 10 % prévu à l'article 150-0 B ter du CGI, peut être qualifiée d'abusive dès lors que cette soulte n'est inspirée par aucun autre motif que celui d'appréhender des liquidités en franchise d'impôt.
L'article 150-0 B ter du CGI institue un mécanisme de report d'imposition qui permet de reporter l'imposition de la plus-value constatée lors de l'apport de valeurs mobilières à une société contrôlée par l'apporteur et soumise à l'impôt sur les sociétés. L'objectif est de ne pas faire obstacle aux opérations de restructuration patrimoniale et entrepreneuriale en évitant une imposition immédiate alors même que l'apporteur ne perçoit aucune liquidité.
S'agissant du traitement des soultes associées à l'opération d'apport, avant la LFR pour 2016 (applicable au cas d'espèce), le report d'imposition s'appliquait à l'intégralité de l'opération, y compris à la soulte, à condition que celle-ci ne dépasse pas 10% de la valeur nominale des titres reçus en échange. Une lecture littérale de cette disposition pouvait laisser penser qu'en deçà de ce seuil, l'opération était sécurisée.
Dans les faits cette possibilité de verser une soulte n'était pas sans limites. En effet, l’administration a toujours la possibilité, dans le cadre de la procédure de l’abus de droit fiscal, prévue à l’article L. 64 du LPF, notamment d’imposer la soulte reçue, s’il s’avère que cette opération ne présente pas d’intérêt économique pour la société bénéficiaire de l’apport, et est uniquement motivée par la volonté de l’apporteur d’appréhender une somme d’argent en franchise immédiate d’impôt et d’échapper ainsi notamment à l’imposition de distributions du fait de ce désinvestissement.
Rappel des faits :
Les époux B ont, en 2013, constitué une société civile holding, la SC S, à laquelle ils ont apporté les actions qu'ils détenaient dans la SAS A. En rémunération de leurs apports, évalués à plus de 4,2 M€ au total, ils ont reçu des parts de la SC S ainsi que des soultes respectives de 195 563 € et 142 437 €. Chacune de ces soultes respectait scrupuleusement le seuil de 10 % de la valeur nominale des titres reçus, et les contribuables ont logiquement placé la totalité de la plus-value d'apport, y compris la fraction correspondant aux soultes, sous le régime du report d'imposition.
À l'issue d'un examen de situation fiscale personnelle, l'administration a considéré que le versement de ces soultes constituait un abus de droit. Elle a donc réintégré leurs montants dans le revenu imposable des époux B au titre de l'année 2013, en y appliquant la majoration de 80 % pour manœuvres frauduleuses prévue à l'article 1729 du CGI.
Après le rejet de leur demande par le Tribunal administratif de Paris, les contribuables ont fait appel.
- Ils soutiennent qu'en instaurant un seuil de 10 %, le législateur avait entendu permettre aux apporteurs de dégager librement des liquidités, sans qu'il soit besoin de justifier d'une finalité particulière. L'opération globale d'apport, non remise en cause par l'administration, poursuivant un but patrimonial et économique légitime, la soulte qui en est l'accessoire ne pouvait être considérée comme abusive.
- ils font également valoir que les soultes trouvaient une contrepartie non fiscale : compenser la perte de pouvoir individuel, la moindre liquidité des parts de la holding et surtout, pour une partie, rééquilibrer les droits entre les époux au sein de la nouvelle structure.
L'administration fiscale, quant à elle, ne conteste pas l'intérêt économique de l'opération d'apport elle-même, mais la stipulation de la soulte. Elle soutient que cette dernière est détachable et ne répond à aucune nécessité économique ou juridique, son unique but étant de permettre aux contribuables d'appréhender des liquidités en franchise d'impôt, ce qui est contraire à l'esprit de l'article 150-0 B ter du CGI.
La CAA de Paris vient de rejeter la requête des époux B
Tout d'abord, elle rappelle l'objectif du report d'imposition : favoriser les restructurations en l'absence de perception de liquidités. Elle en déduit que si la loi autorise une soulte, ce n'est pas pour permettre un retrait de liquidités fiscalement neutre, mais pour
rendre acceptable l'adhésion des apporteurs à une opération de restructuration d'entreprises nécessaire à leur développement
Puis, la Cour a examiné et réfuté les motifs non fiscaux avancés par les contribuables :
- La prétendue perte de pouvoir ou de liquidité n'est pas démontrée et relève du libre choix des époux, qui ont eux-mêmes conçu le montage.
Ils font valoir que l'opération d'apport a entraîné pour chacun d'entre eux une perte de pouvoir individuel, ainsi que la perte du droit de disposer individuellement des actions de la SAS Aprevia et des dividendes attachés à ces actions. Ils n'apportent toutefois aucun élément de nature à l'établir, alors qu'ils ont eu l'initiative de l'opération d'apport et qu'ils en ont librement déterminé les modalités. Les requérants ont ainsi créé la SC Sillage, dont ils ont librement fixé le capital social et qu'ils contrôlent, dans l'objectif d'attribuer à chaque membre du couple les mêmes droits sociaux. S'ils font valoir par ailleurs que les titres de la SC Sillage sont moins liquides que les actions de la SAS Aprevia, il résulte de l'article 11 des statuts de la SAS Aprevia que les actions de cette société ne peuvent être cédées qu'avec l'agrément de l'ensemble de ses actionnaires. En tout état de cause, les requérants n'apportent aucun élément de nature à établir les conséquences qui résulteraient pour eux des désavantages allégués. Enfin, M. et Mme B... ne sauraient se prévaloir ni de ce que le montant des soultes en litige n'excédait pas 10 % de la valeur nominale des titres reçus de la SC Sillage, cette circonstance étant par elle-même dépourvue de toute incidence, ni de l'intérêt économique et patrimonial de l'opération d'apport, qui n'a pas été contesté par l'administration fiscale, le service n'ayant pas remis en cause le bénéfice du report d'imposition prévu par l'article 150-0 B ter du code général des impôts à raison de la plus-value résultant de l'échange de titres.
- L'argument tiré de la nécessité de rééquilibrer les droits entre époux, est également écarté. La Cour juge que les contribuables n'établissent pas que cet objectif d'égalité ne pouvait être atteint par d'autres moyens, notamment par des clauses statutaires spécifiques, et que le versement d'une soulte était donc "nécessaire à la réalisation de cette opération".
A titre subsidiaire, M. et Mme B..., qui font valoir que, lors de l'opération décrite au point 7, ils ont reçu le même nombre de parts de la SC Sillage alors que M. B... détenait et a apporté à cette société trente actions de la SAS Aprevia de plus que son épouse, soutiennent qu'à concurrence de la valeur de ces trente actions, soit 53 130 euros, la soulte octroyée à M. B... a été consentie en contrepartie de son accord à une répartition égalitaire des titres de la SC Sillage. Toutefois, ainsi qu'il a été dit au point précédent, il est constant que les requérants ont créé conjointement la SC Sillage, dont ils détiennent l'intégralité du capital, qu'ils ont librement fixé, et qu'ils ont été les seuls à participer à l'opération d'apport, dont ils sont à l'initiative et dont ils ont déterminé ensemble les modalités de façon à constituer, ainsi qu'ils l'indiquent, un bloc d'actionnaires de la SAS Aprevia, jouissant des mêmes droits dans la SC Sillage. Ils n'établissent pas, ni même n'allèguent que cet objectif ne pouvait pas être atteint autrement que par l'attribution à chacun d'entre eux d'un même nombre de titres de la SC Sillage, notamment par l'adoption de clauses statutaires garantissant une égalité des droits de vote et des droits aux dividendes, et qu'ainsi, en l'absence d'octroi d'une soulte à M. B..., son épouse n'aurait pas pu bénéficier des mêmes droits dans cette société. Ils n'apportent aucun élément de nature à établir qu'à concurrence d'un montant de 53 130 euros, la soulte octroyée à M. B... a été décidée pour rendre acceptable son adhésion à l'opération de restructuration et qu'elle était dès lors nécessaire à la réalisation de cette opération.
Partant la Cour conclut que l'administration apporte la preuve qui lui incombe : en l'absence de toute autre finalité démontrée, la stipulation des soultes avait pour but exclusif d'éluder l'impôt sur le revenu qu'un retrait de liquidités aurait normalement dû entraîner.
L'abus de droit est donc caractérisé, et le report d'imposition sur la fraction correspondant aux soultes est légitimement remis en cause.
La Cour confirme également l'application de la majoration de 80 %, les contribuables étant à l'initiative et les principaux bénéficiaires de l'acte abusif.