Précisions importantes sur les conditions dans lesquelles une convention de prestations de services entre sociétés peut être requalifiée en acte anormal de gestion, notamment lorsque ces prestations sont réalisées par un dirigeant commun.
En matière d'impôt sur les sociétés, le bénéfice imposable est déterminé conformément aux articles 38 et 209 du CGI comme provenant des opérations de toute nature réalisées par l'entreprise, à l'exception de celles qui sont étrangères à une gestion normale. La théorie de l'acte anormal de gestion, construction prétorienne du juge fiscal, permet à l'administration fiscale de réintégrer dans les résultats imposables les dépenses qui ne sont pas engagées dans l'intérêt de l'exploitation.
Un acte anormal de gestion se caractérise par un appauvrissement sans contrepartie pour l'entreprise, à des fins étrangères à son intérêt. Le principe est que l'administration n'a pas à s'immiscer dans les choix de gestion de l'entreprise, mais peut remettre en cause des décisions qui traduisent une intention libérale ou une absence manifeste de contrepartie.
En matière de conventions de prestations de services entre sociétés ayant des dirigeants communs, la jurisprudence admet que de telles conventions ne relèvent pas nécessairement d'une gestion anormale. Toutefois, pour être déductibles, les honoraires correspondants doivent rémunérer des prestations effectives et distinctes des fonctions normales du dirigeant, ou bien traduire une volonté des organes sociaux compétents de rémunérer indirectement le dirigeant pour ses fonctions.
Comme nous l'a rappelé Maître Emmanuel DUVILLA dans un article publié sur Fiscalonline en mars 2015 (Conventions de « management fees » : la plus grande vigilance s’impose), en matière fiscale, une décision importante avait déjà marqué les esprits au sujet d’une convention de management fees conclue entre deux sociétés ayant un dirigeant commun :
Il s’agit de l’arrêt Gamlor (2) rendu par la Cour administrative d’appel de Nancy qui, sur le fondement de l’acte anormal de gestion, a rejeté la déduction des sommes versées par une filiale à son holding au titre de « frais de présidence » d’une personne qui assumait les fonctions de P-DG au sein des deux sociétés, aux motifs que :
- la société holding « n’a fourni aucune prestation de services distincte des activités que (cette personne) a déployées dans le cadre normal de ses fonctions de président directeur général » de la filiale,
- et qu’ainsi « les versements effectués, ne correspondant à aucune prestations de services fournies » ne pouvaient « être regardées comme relevant d’une gestion normale de la société ».
La Cour a même précisé que la circonstance selon laquelle la filiale ne rémunère pas son dirigeant est sans incidence, le fait de renoncer à rémunérer son dirigeant constituant une décision de gestion qui est opposable à la filiale.
Rappel des faits :
La société Collectivision, exerçant une activité de cession temporaire de droits de représentation publique d'œuvres audiovisuelles, a fait l'objet d'une vérification de comptabilité. L'administration fiscale a remis en cause la déductibilité d'honoraires versés à la société S au titre d'une convention de prestations de services conclue le 1er juin 2013.
M. A., gérant non rémunéré de la société Collectivision, était également associé et co-gérant de la société S. L'administration a considéré que les prestations prévues dans cette convention faisaient double emploi avec les fonctions normalement dévolues à M. A. en sa qualité de gérant de Collectivision, et que les honoraires correspondants constituaient donc un acte anormal de gestion.
Après une procédure contentieuse complexe, marquée par un jugement du Tribunal Administratif de Montpellier favorable au contribuable, un arrêt de la Cour Administrative d'Appel de Marseille du 23 juin 2022 donnant raison à l'administration, puis une cassation partielle par le Conseil d'État le 4 octobre 2023, l'affaire est revenue devant la Cour Administrative d'Appel de Marseille.
Pour mémoire le Conseil d'état avait jugé :
- que la conclusion par une société d'une convention de prestations de services avec une autre société pour la réalisation, par le dirigeant de la première, de missions relevant des fonctions inhérentes à celles qui lui sont normalement dévolues ne relève pas d'une gestion commerciale anormale si cette société établit que ses organes sociaux compétents ont entendu en réalité, par le versement des honoraires correspondant à ces prestations, rémunérer indirectement le dirigeant et qu'ainsi ce versement n'est pas dépourvu pour elle de contrepartie, le choix d'un mode de rémunération indirect ne caractérisant pas en lui-même un appauvrissement à des fins étrangères à son intérêt ;
- que l'absence de versement, par une société, d'une rémunération à son dirigeant au cours d'un exercice ne constitue pas une décision de gestion faisant obstacle à la rémunération de ce même dirigeant, sur décision des organes sociaux compétents, au cours d'un exercice postérieur, le cas échéant à titre rétroactif, ou, au cours du même exercice, par l'intermédiaire d'une autre société.
Autrement dit, pour la haute juridiction les honoraires versés entre sociétés pour des prestations effectuées par leur dirigeant commun ne constituent pas automatiquement un acte anormal de gestion si la société établit qu'elle avait l'intention de rémunérer indirectement ce dirigeant.
- L'administration fiscale soutenait que le versement des honoraires à la société S constituait un appauvrissement de la société Collectivision et un acte anormal de gestion, les fonctions prévues dans la convention faisant double emploi avec celles normalement dévolues au gérant. Elle considérait également que la société ne rapportait pas la preuve que la collectivité des associés avait décidé de verser une rémunération indirecte au gérant.
- La société Collectivision, quant à elle, contestait cette analyse et s'appuyait notamment sur un rapport de gestion présenté à l'assemblée générale ordinaire mentionnant l'existence de la convention d'honoraires avec la société S.
La Cour vient d'annuler le jugement du TA de Montpellier et de remettre à la charge de la société Collectivision les impositions correspondantes.
La Cour Administrative d'Appel rappelle d'abord les principes applicables en matière d'acte anormal de gestion et de conventions de prestations entre sociétés ayant des dirigeants communs. Elle pose que de telles conventions ne relèvent pas d'une gestion anormale si la société établit que ses organes sociaux compétents ont entendu, par le versement des honoraires, rémunérer indirectement le dirigeant.
Au cas particulier, la Cour constate,
- d'une part, que la société Collectivision n'apporte aucun élément démontrant que M. A. aurait fourni, dans le cadre de la société Sonely, des prestations techniques distinctes des fonctions inhérentes à sa qualité de gérant de société à responsabilité limitée.
L'examen des tâches décrites dans la convention (développement du suivi managérial, détermination de la politique administrative, amélioration des méthodes de travail, etc.) ne révèle pas l'exercice de fonctions techniques spécifiques.
- D'autre part, la Cour estime que la société n'établit pas que la conclusion de la convention aurait manifesté une volonté de rémunérer indirectement les fonctions de M. A. comme gérant.
Le simple rapport de gestion évoquant l'existence de la convention et le montant des honoraires versés ne suffit pas à établir
l'existence d'une décision ou d'une validation par une décision collective des associés [...] compétents en matière de rémunération du mandataire social visant à accorder une rémunération indirecte du gérant
La Cour précise que l'information donnée à l'assemblée générale n'était pas suffisante sur le contenu et l'objet de la convention et sur l'implication du gérant pour considérer que l'assemblée a organisé ou approuvé un système de rémunération indirecte. La simple référence dans le rapport de gestion à l'article L. 223-19 du code de commerce (relatif aux conventions réglementées) ne caractérise pas non plus une validation d'une rémunération indirecte.